Un soin sans recette
Thadée Herail
Corine a 25 ans et vit chez ses parents. Elle est
hospitalisée en hôpital de jour, à la suite de troubles délirants éroto maniaque,
l'indication d'hospitalisation de jour est posé afin &opérer une rupture avec son
milieu familial très étouffant pour elle, en même temps qu'il doit permettre de
construire un espace ou l'expression de son désir doit pouvoir émerger.
Lorsque Corine demande à participer à l'activité
cuisine, elle me dit avoir déjà participé à des cours ménager, elle dit savoir faire
la cuisine, même si elle ne cuisine pas ou peu chez elle et puis qu'il y aura un moment,
ou seule, il faudra bien qu'elle cuisine pour elle.
Autant de bonnes raisons qui la motive.
Sa participation est active et pourtant Corine est
souvent en difficulté
difficulté à mentaliser les opérations successives
pour la préparation dun plat, difficulté pour calculer les proportions...
mais surtout pour elle la cuisine s'est d'abord une
recette de cuisine
une recette qu'on doit suivre au pied de la lettre.
Corine semble perdue lorsqu'il faut adapter la recette écrite à la réalité des
ingrédients disponible. Nous travaillons donc cette question et expérimentons qu'il peut
être possible de remplacer un ingrédient par un autre tout en aillant un résultat final
très... comestible.
Bien sur, lorsqu'on parle ensemble après avoir cuisiné
de ce qui s'est passé et de ce qu'elle voudrait préparer pour la prochaine fois, Corine
est toujours ravi de me dire qu'elle a appris à faire roussir des oignons ou que le
caramel est plus facile à faire si on ajoute au départ un filet de vinaigre, qu'elle est
contente de savoir cuisiner et elle ne doute pas un instant que ses plats préparés ne
soit pas délicieux.
Mais moi qui l'écoute, qui l'accompagne dans cette
activité, je reste saisi par son attitude lorsqu'elle est debout, devant le plan de
travail et que, puisque je l'ai institué ainsi, elle doit disposer sur ce plan de travail
tout le nécessaire indispensable à la réalisation du plat qu'elle a choisi de
réaliser.
Corine prend la recette, lit parfois avec quelque
difficulté et au fur et à mesure de sa lecture, rassemble les ingrédients.
Parfois il faut composer en dehors de ce qui est écrit
sur la recette, adapter, remplacer un ingrédient par un autre, composer avec les
ingrédients disponibles qui nous sont livrés par la cuisine centrale de l'hôpital.
Lorsque c'est le cas Corine se fige, reste bloquée,
comme paniquée
je ne cesse de m'interroger sur cette recette qu'elle
doit suivre à la lettre, elle semble poser la question: est-ce possible?
Et si on le fait, quy risque-t-on?
Mon attention sera focalisée par cette difficulté que
rencontre Corine et qui nécessite que je l'accompagne dans ce moment là, que je sois
tout près d'elle, que je formule des possibilités de substitution, que je l'encourage à
continuer, que je la soutienne.
Elle me montre un état proche de la panique, elle reste
comme figée devant les ingrédients que nous avons étalés sur le plan de travail. Comme
hébétée.
Je pense alors que la recette ressemble, pour elle, plus
à une Loi qu'à des indications culinaires, avec cette question:
peut-on déroger à la Loi? Qu'y risque-t-on à le faire?
Il me semble que pour Corine la cuisine
lui pose au travers des recettes cette question essentielle pour elle: Peut-on
transgresser la Loi sans y risquer la mort?
Je reste suspendu à cette pensée qui sera une piste de
travail pour moi.
Corine m'a donné quelques raisons qui semblent motiver
sa demande à cuisiner, mais pour moi qu'en est-il?
Certes je me connais mes penchants pour
la gastronomie, mes rondeurs en témoignent et puis le repas est un moment de la vie
depuis longtemps valorisé dans notre culture sous les traits d'une grand-mère
nourricière dépositaire de l'art culinaire qu'elle mijote dans son grand
"fétou" noir.
Ma grand-mère a mijoté le parfum de mon
enfance sur le rebord de sa cuisinière à bois autour de chose aussi simple qu'un chou
farci, un civet de lapin, un fricandeau et autres "manouls"
Vous aurez compris que de parler
dactivité cuisine, de repas, de manger, de plaisir culinaire c'est vous parler de
Corine mais aussi de vous parler de ma mémé, du souvenir qui s'y rattache, du parfum de
son regard, de l'amour que j'ai pour elle.
Pour vous ma mémé est morte, c'est
écrit sur sa pierre tombale, mais pour moi, ma mémé n'est pas morte, elle me porte
encore, me nourrit comme la jeune maman à qui l'on dit, se penchant sur le berceau du
nouveau-né: vous le nourrissez?
La question n'est pas là, elle ne se pose pas dans ces
termes puisque la bonne formulation en serait:
Vous allaitez votre enfant au biberon ou vous l'allaitez
au sein?
Mais on préfère dire, dans un raccourci toujours
révélateur, non cette maman ne nourrit pas son enfant.
Le biberon allaite, le sein nourrit.
Le biberon allaite c'est à dire qu'il donne le lait,
mais la vache, la brebis, la chèvre donne aussi le lait.
Le sein lui nourrit, il transforme le nouveau-né en
nourrisson
le sein reste fascinant même s'il ne donne plus de lait
le biberon... lui...
On perçoit bien toute la portée culpabilisatrice qui
peut se cacher derrière les mots mais en même temps, on se rend compte que nourrir est
bien plus qu'un apport de glucide, protide, lipides et autres sels minéraux
Moi ma mémé m'a nourrit', pas de lait
mais de son lait à elle qui était daffection, de
tendresse, dattention et aussi de gâteau qui pour être souvent sec n'en étaient
pas moins délicieux. Je suis dans son sein.
Alors aujourdhui si je vous dis que lorsque je
mange un chou farci, un civet de lapin, un fricandeau ou autre "manouls', c'est un
peu ma mémé que je mange, vous me croirez?
Il me semble me souvenir qu'un jour, un
monsieur Lacan je crois, qui devait être sans doute aussi un grand cuisinier, a dit
quon ne mangeait que du signifiant, ou quelque chose comme ça;
Le signifiant c'est dur à avaler, même
bien cuisiné.
Le civet de ma mémé n'est pas dur à avaler, il est si
bon, que même aujourd'hui personne n'est capable d'arriver à faire le même.
Ca doit être parce qu'aujourdhui on lave trop les
poêles,
ma mémé ne lavait jamais la sienne, elle la frottait
simplement avec du papier journal roulé en grosse boule.
Mais c'est pas ma mémé qui vous intéresse et
moi je le regrette un peu
Mais pourquoi je ne vous en
parlerai pas"
Si je le fais c'est bien pour souligner quelle
fait partie des figures internes qui m'animent lorsque je propose une activité cuisine
pour des patients hospitalisés.
Bien sur, ce n'est pas l'image de ma mémé qui pourra
intéresser Corine et d'ailleurs je ne lui en ai jamais parlé à elle de ma mémé
Mais pour moi et c'est ce que je veux souligner, je suis
étayé dans ce que je peux faire autour de ce que je suis et je suis construit autour de
figures maternelles dont ma mémé fait partie.
Faire avec ce que l'on est, suppose qu'on
travaille pour soi ce que l'on croit être, car nul être humain ne peut se dégager des
figures et représentations qui l'anime et le porte à exister.
C'est loin dêtre la chose la plus facile dans
notre pratique que dêtre renvoyé à soi-même alors que justement la finalité de
mon travail d'infirmier c'est de m'occuper de l'Autre.
Mais voilà cet Autre me renvoie aussi que mon
outil de travail c'est aussi moi-même.
Le reflet de ce que nous pouvons faire est pétri par ce
que nous portons, par ce qui nous construit ou nous détruit.
Accepter de travailler avec Corine, c'est accepter
den connaître un peu plus sur moi
c'est donc prendre un risque, c'est risquer quelque chose
de moi dans le rapport à moi-même et la formation doit prendre en compte quelque chose
de cette dimension, ouvrir à cette approche qui ne peut se résumer à un
catalogue de savoir-faire, aussi performant soit-il. |