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ALBI le 09/12/1995
En quoi une activité va-t-elle devenir un soin?
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L'atelier cuisine, ou un soin sans recette
Thaddée Herail
  Albi, 1995: Un soin sans recette

Un soin sans recette

Thadée Herail

Corine a 25 ans et vit chez ses parents. Elle est hospitalisée en hôpital de jour, à la suite de troubles délirants éroto maniaque, l'indication d'hospitalisation de jour est posé afin &opérer une rupture avec son milieu familial très étouffant pour elle, en même temps qu'il doit permettre de construire un espace ou l'expression de son désir doit pouvoir émerger.

Lorsque Corine demande à participer à l'activité cuisine, elle me dit avoir déjà participé à des cours ménager, elle dit savoir faire la cuisine, même si elle ne cuisine pas ou peu chez elle et puis qu'il y aura un moment, ou seule, il faudra bien qu'elle cuisine pour elle.

Autant de bonnes raisons qui la motive.

Sa participation est active et pourtant Corine est souvent en difficulté

difficulté à mentaliser les opérations successives pour la préparation d’un plat, difficulté pour calculer les proportions...

mais surtout pour elle la cuisine s'est d'abord une recette de cuisine

une recette qu'on doit suivre au pied de la lettre. Corine semble perdue lorsqu'il faut adapter la recette écrite à la réalité des ingrédients disponible. Nous travaillons donc cette question et expérimentons qu'il peut être possible de remplacer un ingrédient par un autre tout en aillant un résultat final très... comestible.

Bien sur, lorsqu'on parle ensemble après avoir cuisiné de ce qui s'est passé et de ce qu'elle voudrait préparer pour la prochaine fois, Corine est toujours ravi de me dire qu'elle a appris à faire roussir des oignons ou que le caramel est plus facile à faire si on ajoute au départ un filet de vinaigre, qu'elle est contente de savoir cuisiner et elle ne doute pas un instant que ses plats préparés ne soit pas délicieux.

Mais moi qui l'écoute, qui l'accompagne dans cette activité, je reste saisi par son attitude lorsqu'elle est debout, devant le plan de travail et que, puisque je l'ai institué ainsi, elle doit disposer sur ce plan de travail tout le nécessaire indispensable à la réalisation du plat qu'elle a choisi de réaliser.

Corine prend la recette, lit parfois avec quelque difficulté et au fur et à mesure de sa lecture, rassemble les ingrédients.

Parfois il faut composer en dehors de ce qui est écrit sur la recette, adapter, remplacer un ingrédient par un autre, composer avec les ingrédients disponibles qui nous sont livrés par la cuisine centrale de l'hôpital.

Lorsque c'est le cas Corine se fige, reste bloquée, comme paniquée

je ne cesse de m'interroger sur cette recette qu'elle doit suivre à la lettre, elle semble poser la question: est-ce possible?

Et si on le fait, qu’y risque-t-on?

Mon attention sera focalisée par cette difficulté que rencontre Corine et qui nécessite que je l'accompagne dans ce moment là, que je sois tout près d'elle, que je formule des possibilités de substitution, que je l'encourage à continuer, que je la soutienne.

Elle me montre un état proche de la panique, elle reste comme figée devant les ingrédients que nous avons étalés sur le plan de travail. Comme hébétée.

Je pense alors que la recette ressemble, pour elle, plus à une Loi qu'à des indications culinaires, avec cette question:

peut-on déroger à la Loi? Qu'y risque-t-on à le faire?

Il me semble que pour Corine la cuisine lui pose au travers des recettes cette question essentielle pour elle: Peut-on transgresser la Loi sans y risquer la mort?

Je reste suspendu à cette pensée qui sera une piste de travail pour moi.

Corine m'a donné quelques raisons qui semblent motiver sa demande à cuisiner, mais pour moi qu'en est-il?

Certes je me connais mes penchants pour la gastronomie, mes rondeurs en témoignent et puis le repas est un moment de la vie depuis longtemps valorisé dans notre culture sous les traits d'une grand-mère nourricière dépositaire de l'art culinaire qu'elle mijote dans son grand "fétou" noir.

Ma grand-mère a mijoté le parfum de mon enfance sur le rebord de sa cuisinière à bois autour de chose aussi simple qu'un chou farci, un civet de lapin, un fricandeau et autres "manouls"

Vous aurez compris que de parler d’activité cuisine, de repas, de manger, de plaisir culinaire c'est vous parler de Corine mais aussi de vous parler de ma mémé, du souvenir qui s'y rattache, du parfum de son regard, de l'amour que j'ai pour elle.

Pour vous ma mémé est morte, c'est écrit sur sa pierre tombale, mais pour moi, ma mémé n'est pas morte, elle me porte encore, me nourrit comme la jeune maman à qui l'on dit, se penchant sur le berceau du nouveau-né: vous le nourrissez?

La question n'est pas là, elle ne se pose pas dans ces termes puisque la bonne formulation en serait:

Vous allaitez votre enfant au biberon ou vous l'allaitez au sein?

Mais on préfère dire, dans un raccourci toujours révélateur, non cette maman ne nourrit pas son enfant.

Le biberon allaite, le sein nourrit.

Le biberon allaite c'est à dire qu'il donne le lait, mais la vache, la brebis, la chèvre donne aussi le lait.

Le sein lui nourrit, il transforme le nouveau-né en nourrisson

le sein reste fascinant même s'il ne donne plus de lait

le biberon... lui...

On perçoit bien toute la portée culpabilisatrice qui peut se cacher derrière les mots mais en même temps, on se rend compte que nourrir est bien plus qu'un apport de glucide, protide, lipides et autres sels minéraux

Moi ma mémé m'a nourrit', pas de lait

mais de son lait à elle qui était d’affection, de tendresse, d’attention et aussi de gâteau qui pour être souvent sec n'en étaient pas moins délicieux. Je suis dans son sein.

Alors aujourd’hui si je vous dis que lorsque je mange un chou farci, un civet de lapin, un fricandeau ou autre "manouls', c'est un peu ma mémé que je mange, vous me croirez?

Il me semble me souvenir qu'un jour, un monsieur Lacan je crois, qui devait être sans doute aussi un grand cuisinier, a dit qu’on ne mangeait que du signifiant, ou quelque chose comme ça;

Le signifiant c'est dur à avaler, même bien cuisiné.

Le civet de ma mémé n'est pas dur à avaler, il est si bon, que même aujourd'hui personne n'est capable d'arriver à faire le même.

Ca doit être parce qu'aujourd’hui on lave trop les poêles,

ma mémé ne lavait jamais la sienne, elle la frottait simplement avec du papier journal roulé en grosse boule.

Mais c'est pas ma mémé qui vous intéresse et moi je le regrette un peu

Mais pourquoi je ne vous en parlerai pas"

Si je le fais c'est bien pour souligner quelle fait partie des figures internes qui m'animent lorsque je propose une activité cuisine pour des patients hospitalisés.

Bien sur, ce n'est pas l'image de ma mémé qui pourra intéresser Corine et d'ailleurs je ne lui en ai jamais parlé à elle de ma mémé

Mais pour moi et c'est ce que je veux souligner, je suis étayé dans ce que je peux faire autour de ce que je suis et je suis construit autour de figures maternelles dont ma mémé fait partie.

Faire avec ce que l'on est, suppose qu'on travaille pour soi ce que l'on croit être, car nul être humain ne peut se dégager des figures et représentations qui l'anime et le porte à exister.

C'est loin d’être la chose la plus facile dans notre pratique que d’être renvoyé à soi-même alors que justement la finalité de mon travail d'infirmier c'est de m'occuper de l'Autre.

Mais voilà cet Autre me renvoie aussi que mon outil de travail c'est aussi moi-même.

Le reflet de ce que nous pouvons faire est pétri par ce que nous portons, par ce qui nous construit ou nous détruit.

Accepter de travailler avec Corine, c'est accepter d’en connaître un peu plus sur moi

c'est donc prendre un risque, c'est risquer quelque chose de moi dans le rapport à moi-même et la formation doit prendre en compte quelque chose de cette dimension, ouvrir à cette approche qui ne peut se résumer à un catalogue de savoir-faire, aussi performant soit-il.

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Initiative:    Le groupe de réflexion bordelais
Le collectif National de mobilisation en psychiatrie (CNMP)
Le Centre d'étude des formations infirmières et des pratiques en psychiatrie (CEFI-PSY)