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Questionnements à propos des soins en gériatrie
Questionnements à propos des soins en gériatrie
Katia BAYEUX
C'est un fait d'observation courante : nous ne
vieillissons pas de la même manière les uns et les autres. Les réponses de chacun à
l'épreuve du temps qui passe sont fonction de l'économie libidinale de chaque sujet,
c'est-à-dire de ce qu'on appelle la personnalité.
Les sociétés, quant à elles, ont des représentations,
un discours sur la vieillesse entraînant des pratiques, des comportements particuliers
envers les sujets âgés. C'est un lieu commun que de dire que notre société magnifie la
jeunesse, la beauté, la productivité et que le sujet âgé y est peu valorisé ; notre
culture pétrie de valeurs puisées dans la nationalité véhicule même actuellement un
discours singulier sur la vieillesse : voilà que vieillir devient synonyme d'handicapé,
nous ne vieillissons plus, nous devenons handicapé ! Ces propos m'interrogent
particulièrement dans la mesure où je travaille à la fois dans un service de Médecine
Gériatrique mais aussi dans un établissement accueillant des enfants qui ont un handicap
moteur.
Rappelons dans un premier temps la définition du mot
handicapé selon l'O.M.S. (Organisation Mondiale de la Santé).
"Un handicapé est un sujet dont l'intégrité
physique ou mentale est passagèrement ou définitivement diminuée, soit
congénitalement, soit du fait de l'âge, d'une maladie ou d'un accident, en sorte que son
autonomie, son aptitude à fréquenter l'école ou occuper un emploi s'en trouvent
compromises".
Autre citation maintenant relevée dans le dictionnaire
Larousse Théma Encyclopédie, toujours à propos du handicap "il convient de
considérer d'abord les handicaps physiques [-.], Viennent ensuite les handicaps de
l'ouie, de la vue [... ] enfin les handicaps mentaux psychoaffectifs [... ] A ces trois
catégories, il est souhaitable d'en ajouter d'autres. Celles des maladies chroniques
(épilepsie, nanisme, etc.), des difficultés psychomotrices (maladresse, dyslexie, etc.)
ou des inadaptations socioculturelles qui insuffisamment prises en considération peuvent
évoluer jusqu'au handicap".
D'après cette définition rare, sans doute en effet,
sont ceux qui échappent à cette proposition identificatoire : être handicapé. Ce
discours là n'est pas sans effet, sans répercussion sur les pratiques de soins en
gériatrie qui sont misent en avant car nous dit toujours le Larousse "pour ce faire
et lui permettre d'accéder à un processus de normalisation, la médecine dispose de
programmes d'évaluations fiables". C'est bien souvent, en effet, un programme
d'évaluation et de rééducation qui est proposé au sujet âgé en ce qui concerne le
corps niais aussi en ce qui concerne l'appareil psychique ; la perte de mémoire
évaluée, mesurée par des tests, serait rééduquée par un entraînement mnésique, des
séances d'exercices de mémoire. Ces pratiques soutiennent une certaine conception de
l'humain et du psychisme, conception mécaniciste : une fonction fait défaut, elle est
rééduquée, supplée. La prise en compte du sujet est absente dans cette conception où
le handicap définit l'identité de la personne. Mr, Mme X, est handicapé, alors qu'il
conviendrait plutôt de dire Mr, Mme X, ont tel ou tel handicap. En effet, il ne s'agit
pas de combler un manque mais d'aider un sujet avec sa structure, son histoire singulière
qui à un moment de son existence subit une perte et cette perte va réactualiser un vécu
différent selon sa structure. Aurions-nous oublié l'apport Freudien, la découverte de
l'inconscient comme cause des comportements du symptôme et des formations de
l'inconscient (rêve, lapsus, mot d'esprit) ? Pourtant, le temps de la vieillesse est
propice au retour du refoulé dans la démence, ce retour est même spectaculaire du fait,
semble-t-il, de la levée, de la censure, du moins de son affaiblissement. Comme dans le
rêve, le sujet souffrant d'un syndrome démentiel livre dans ses paroles et dans ces
actes les contenus de l'inconscient, et ce qui fait retour a trait à l'infantile au
sexuel, à l'agressivité, à la mort, c'est d'ailleurs tout ce que nous répugnons à
entendre où dont nous rions si rien dans notre formation ne nous y a préparé-
Ce qui se révèle lors du vieillissement, c'est la
question de la finitude, de la mort : celle des proches dont le travail psychique de deuil
est nécessaire mais celle aussi du sujet lui-même. Les symptômes relatifs aux effets de
l'âge, la fatigue, la baisse des performances, baisse de la force musculaire, lenteur,
perte de la mémoire immédiate, entraînent un sentiment de limite souvent cruellement
ressenti par le sujet âgé ; la problématique de deuil prend ici un caractère
particulier puisqu'il s'agit du deuil de soi-même, deuil dont il va être question à
travers l'interpellation des identifications du sujet et qui amène une crise.
Les temps de la vieillesse sont à considérer comme des
temps où se révèle aussi l'importance dont un sujet redoute et supporte la dépendance,
dépendance où il tend à retomber puisqu'il est amené à faire appel aux autres pour
l'aider dans son quotidien. Cette dépendance à l'autre n'est pas sans susciter des
conflits internes puisqu'elle rappelle la situation infantile où le sujet dépendait de
l'autre parental.
Une patiente décompense lors d'une baisse de l'acuité
visuelle : crise d'angoisse, impossibilité de rester seule chez elle sans son époux,
puis tentative de suicide. La patiente vit dans un sentiment d'insécurité, ne voyant
plus très bien, elle doit s'en remettre à l'autre et notamment à des soignants qu'elle
fantasme comme plutôt défaillants, malveillants et qui peuvent désormais décider pour
elle. L'infirmière lui a-t-elle donné les bons médicaments ?, Ceux qu'elle veut
"comme je ne vois plus" me dit-elle "je ne peux pas vérifier". Puis
c'est aussi le sens de sa vie qui est en question, vivre sans voir, ce n'est plus vivre ;
elle a toujours investi les activités nécessitant l'acuité visuelle : la couture, le
jardinage, le ménage, elle doit trouver un autre sens à sa vie.
Au fil des jours, c test aussi le corps qui se modifie :
le timbre de la voix, la peau qui se ride et modifie les traits du visage, la chevelure
qui devient grise puis blanche. L'image du sujet n'est plus ce qu'elle était, sentiment
d'étrangeté, quelque fois le sujet ne se reconnaît plus. Soulignons ici l'importance du
rapport du sujet à son image dans le miroir et la problématique narcissique qu'elle
implique, comment continuer à aimer cette image ? Nous savons que sans un minimum d'amour
envers soi, nul ne peut exister. L'amenuisement des satisfactions narcissiques entraîne
aussi une situation de crise, certains réussissent à la résoudre, d'autres sombrent
dans la dépression, la démence, dans un repli narcissique abandonnant toute relation
objectale évoquant le retour au narcissisme primaire.
Dans la théorie psychanalytique, attitudes et
comportements sont des formes de surface commandées par la structure, ce qui fait retour
dans la vieillesse est fonction de la structure du sujet. Je parlerais plus
particulièrement du sujet névrosé dont la clinique m'est plus familière au Centre
Hospitalier de Bois Guillaume. Vous l'avez sans doute tous remarqué déjà, le sujet
âgé évoque souvent ses parents et le sujet qui a un syndrome démentiel demande souvent
où est maman ? papa ? Chez le névrosé, un retour des conflits dipiens est
repérable ainsi qu'un renversement dipien dans les relations parents - enfants.
D'ailleurs, ne dit-on pas que les enfants deviennent les parents de leurs parents ! Temps
propice au retour du refoulé, la vieillesse témoigne de la réactualisation des conflits
dipiens, ils mettent en lumière les attachements névrotiques aux parents et à
ceux qui les représentent, très souvent ce sont les enfants du sujet âgé qui viennent
se trouver à cette place. Les erreurs dans les prénoms témoignent de ce retour du
refoulé, une patiente croit reconnaître dans la personne de son fils, son mari puis son
père, un patient donne à sa fille le nom de sa mère ; ces substitutions souvent
attribuées à la démence sénile, nous, nous y lisons le retour du refoulé, le retour
de l'amour dipien. Les affects plus archaïques font jour aussi, tels la haine,
l'envie laissant entrevoir subrepticement l'enfant que fut le vieillard, haine
fraternelle, reliquats des premières relations objectales à la mère, tous les affects
constitutifs de ce que la psychanalyse a appelé la demande.
Enfin, réactivation aussi de l'angoisse de castration.
Dans la vieillesse qui ne cesse d'avancer, le sujet retrouve la problématique de la
castration du fait de la perte de la puissance et particulièrement quand le déficit
concerne une fonction qui permettait au sujet d'éprouver un sentiment de puissance.
L'altération signifie le retour d'une menace, ce peut être la force sexuelle mais Eros
n'est pas que génital, d'autres lieux du corps témoignent d'investissements pulsionnels.
Tout organe dont la fonction en vient à être perturbée, peut rappeler la défaillance,
le retour de l'impuissance de l'enfance incontinence urétrale, sphinctérienne, baisse
des sens, maladies etc... Toute défaillance annonce et rappelle la menace symbolique de
la castration, toutes ces menaces diffuses et défaillances réelles appellent au retour
du refoulé qui plonge le sujet dans des crises d'angoisse, livrée à elle-même dans une
cruelle solitude, les vieilles personnes font face comme elles le peuvent aux demandes et
aux désirs chancelants qui leur restent. Lors de ces moments d'angoisse, c'est aussi
notre parole de soignant qui vient soutenir le sujet dans sa lutte pour l'existence. Ceci
pour souligner l'importance de la relation et de la reconnaissance du travail de la parole
et de ses effets structurants. Car si le biologique est soumis aux besoins, la dimension
relationnelle met en lumière l'importance de la demande et du désir, le discours
médical sur le handicap axe sur la satisfaction des besoins : nourriture dite
équilibrée, hygiène, soins médicaux, une telle optique entraîne des pratiques où la
question de la demande et du désir à peu de place. Refuser un tel schéma n'est pas
facile ; de plus, il est inhabituel, cela exige une réflexion et une formation constante.
Privilégier la dimension de la demande implique la
sauvegarde d'un espace relationnel stimulant dans la prise en charge du sujet âgé. Si
cet espace n'est pas perçu par le sujet comme trop menacent, l'envie de parler peut
advenir. C'est le manque d'échange qui vient tarir souvent la source de l'activité
symbolique et incite le sujet au repli sur soi.
Un dernier cas clinique pour illustrer l'importance de ce
travail d'écoute et de parole auprès du sujet âgé.
Il s'agit d'Adrienne, 82 ans, patiente rencontrée en
consultation pour syndrome dépressif. Cette femme veuve, sans enfant, vivait depuis
quelques mois en maison de Retraite médicalisée après avoir été hospitalisée.
"Pendant mon hospitalisation" disait-elle "ils m'ont tout pris"
("ils" étant ses neveux et nièces), "ils ont cru que j'allais
mourir". Cette patiente avait été, en effet, très mal en point après le décès
d'une nièce à laquelle elle était fortement attachée et qui prenait soin d'elle au
quotidien. Amaigrie, triste, puis confuse, elle avait été hospitalisée puis placée
donc. Chaque jour, elle se plaignait de sa famille, "ils ne s'intéressent qu'à mon
argent...", "ils ont ramassé tout" et elle énumérait les meubles et
objets subtilisés : miroir de sa mère, sa vaisselle, ses draps, son balai ! Cette
famille venait régulièrement rendre visite à la vieille daine et gérait la modique
somme qui lui restait après le règlement de la Maison de Retraite cela, la patiente s'en
plaignait aussi ! "Quand je dis que j'ai besoin de quelque chose dentifrice,
savonnette, elle oublie pas de me le faire payer... Je veux mon argent" se lamentait
Adrienne. Voilà donc que l'équipe indignée par l'affaire prend aux mots les dires de la
patiente et met en demeure la famille de ne plus gérer l'argent de la vieille dame. La
famille s'indigne à son tour, un conflit éclate, entraînant l'espacement de leurs
visites. Cela, la patiente ne le supporta pas, elle sombra dans la tristesse puis dans la
démence. Ils ne venaient plus, elle n'existait donc plus. Quand ils venaient pour son
argent, cela témoignait au moins queue avait encore quelque chose, et quelque chose
d'enviable, d'ailleurs ce rapport à l'autre et à l'argent avait toujours été le sien,
c'était son choix au sens du choix de destinée selon Freud. Que demandait Adrienne ? Que
nous révélait-elle par sa plainte concernant l'autre ? La réalité d'un abus familial
ou plutôt de la réalité de son fantasme inconscient qui déterminait ce lien
névrotique qu'elle tissait dans sa relation aux proches ? "J'en perds la tête,
c'est pas difficile" m'a dit Adrienne dans les derniers entretiens, "ma nièce
est arrivée comme une bombe, elle a dit ton argent je ne te l'aurais pas mangé !...
quand j'ai vu ça, j'ai cédé" mais la décision institutionnelle était prise et il
n'y a pas eu de retour en arrière...
Le lien affectif névrotique à l'autre déployait bien
pourtant là, toute la logique de son fantasme hystérique : elle ne pouvait être que la
victime malheureuse insatisfaite et les proches qu'elle aimait, remplissaient pour elle ce
rôle de l'autre insatisfaisant.
Katia BAYEUX.
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