Bordeaux, 1993: Le rapport au diagnostic
Eliane MERCIER (Ecole de Cadres Infirmiers de Secteur
Psychiatrie - Centre Hospitalier Charles Perrens - Bordeaux.)
Qu'est-ce que le diagnostic ?
Et si nous revenions à l'origine même du mot?
DIAGNOSTIC : Pénétrer,
connaître à travers.
Il s'agit de connaître le malade quant à sa maladie
pour le guérir. Mais envisageons le problème sous l'angle plus général de la
connaissance. On connaît d'autant mieux un objet qu'on peut le nommer. Son nom implique
une somme d'expériences vécues avant nous, il permet de référer l'objet à un modèle
éprouvé. Le vocabulaire que nous avons acquis, les noms que nous employons nous
permettent d'avoir à notre manière une certaine maîtrise sur le monde, sur les objets
qui nous environnent.
Je suis prise entre la conviction du caractère unique de
chaque chose -cette chaise, bien que de série, sur laquelle je suis assise, ce stylo
standard avec lequel j'écris- et le besoin que j'ai de m'y retrouver, d'organiser le
monde autour de moi pour y vivre.
La connaissance de l'homme (l'humain) n'échappe pas à
ce phénomène, mais elle a ceci de particulier qu'elle est assujettie à un double
mouvement : celui du soignant qui va vers le malade et celui du malade qui réclame des
soins.
Si je veux agir, il me faut distinguer, nommer, trouver
des axes de références, des enchaînements de causes et d'effets et finalement des
méthodes, des actions thérapeutiques.
Sinon je resterais paralysée, avec des risques pour mon
intégrité, sans efficacité devant le trouble, le malaise, la maladie, le Mal.
Dès le début de mes études d'infirmière, pour nous
mettre en garde, mes collègues de promotion et moi-même, un formateur psychiatre, chef
de service commentait la sentence suivante: "IL N'Y A PAS DE MALADIE, MAIS DES
MALADES "
Pourtant, peu à peu, nous apprenions à distinguer, à
reconnaître. Et nous étions heureux de nos premiers diagnostics, proches ou conformes au
diagnostic psychiatrique consigné dans le dossier.
Plus tard, lorsque vint la période des stages cliniques,
la monitrice que j'étais craignait fort que les élèves ne se jettent prématurément
sur des livres classificatoires (Oh ! ma hantise du ANTY, manuel nosographique) ne se
plongent dans les dossiers médicaux.
La recommandation était d'observer ce qui se passait
sans idée préconçue, d'établir une relation avec un patient et d'être attentif au
déroulement de cette situation (ce que je dis, ce que le malade dit, ce que j'éprouve,
etc... ).
Peu à peu, au contact des malades, de l'équipe
soignante, le projet était que l'élève infirmier s'imprègne des idées, repère des
phénomènes, les nomme, se réfère aux auteurs de la psychologie et de la psychiatrie.
Jeune formatrice, je me sentais en décalage avec mes
collègues infirmier(e)s et surveillantes : ceux-ci jugeaient la compétence infirmière
à l'aune de la connaissance des grands systèmes de classifications psychiatriques ; il
s'agissait de contribuer, en tant qu'auxiliaire médicale, à une rigueur suffisante des
diagnostics médicaux, condition d'une "bonne" prescription.
Il était clair que le rôle infirmier était
essentiellement un rôle d'exécution des prescriptions médicales.
Pour assurer cette fonction, l'infirmière avait certes
besoin d'avoir certaines connaissances et des compétences mais à dominantes médicales.
Une démarche d'analyse des situations des malades ne
paraissait pas utile puisque toutes les directives étaient données par le médecin.
Une part importante de ce qui constituait le champ de
l'activité infirmière était minimisée voire abandonnée. Seuls avaient droit de cité
les soins dits de base. L'aspect relationnel était laissé à l'initiative de chaque
soignant avec le risque qu'il soit oublié de tout le monde : rétrécissement des
échanges, activités des soignants orientées vers le fonctionnement et l'organisation.
C'est pour introduire une vision plus favorable que
l'enseignement de la démarche de soin apparaît dans le programme des études, avec
l'entrée des sciences dites "humaines".
Des années plus tard, il est facile de se rendre compte
que peu d'équipes maîtrisent et appliquent cette démarche rationnelle appliquée aux
soins.
Personnellement, je reste fermement convaincue qu'une
démarche de soins infirmiers est possible et intéressante: penser par soi-même, agir en
fonction de repères, d'une compréhension du cas, répondre à des aspects des problèmes
des patients qui ne sont pas pris en compte par l'intervention du psychiatre, psychologue,
assistante sociale, passer de l'exécution de tâches décidées par d'autres, à une
activité qui a sa zone de spécificité -voilà autant de points qui contribuent à la
mise en uvre d'un traitement fondé sur des relations thérapeutiques intenses avec
le patient.
La démarche de soin est une opération qui a pour but
d'améliorer les soins infirmiers donnés à chaque personne en les individualisant.
A ce critère de qualité représenté par
l'individualisation des soins s'associe un autre critère, important dans le champ de la
pratique en soins psychiatriques, c'est l'engagement du soignant dans la relation de
soins. C'est-à-dire, comme le décrit Jacques HOCHMANN : "la capacité d'accueil
qu'a le soignant aux productions psychiques des psychotiques, capacité d'accueil offerte
par des soignants capables d'utiliser un modèle théorique, pour transformer les
productions psychiques. Idéalement, le métier de soignant devrait être pratiqué par
des hommes et des femmes capables à la fois d'un effort théorique sans cesse renouvelé
et d'un engagement quotidien dans la réalité auprès des patients dont l'état
nécessite que l'activité symbolique soit étayée d'une présence concrète et
chaleureuse."
Je vous engage à lire ce qui est écrit dans le chapitre
de son ouvrage: POUR SOIGNER L'ENFANT PSYCHOTIQUE, DES CONTES A REVER DEBOUT (chapitre
intitulé psychiatrie).
Mais revenons à cette démarche. Il est tout à fait
légitime de penser qu'il est à la portée de tout infirmier d'apprendre cette démarche,
qui en fait ne lui est pas propre puisque toute action organisée en vue d'atteindre un
but implique ces cinq étapes.
J'évoquerais seulement les deux premières :
1) LE RECUEIL DES DONNEES :
(information, observations pertinentes concernant le malade et son environnement). Ce
recueil implique un temps d'échange en profondeur avec lui, avec ses proches, des
observations cliniques, une estimation de son état, tant du point de vue des fonctions
vitales que de ses capacités mentales. Ce recueil se doit d'être précis, compréhensif,
complet, systématique pour pouvoir tirer des conclusions sur les problèmes du patient :
rien de tel qu'un guide pour ce recueil d'informations investiguant des secteurs
nécessaires à sa validité, selon une méthode protégeant l'intimité du patient.
2) L'ANALYSE ET L'INTERPRETATION DES DONNEES
: pour dégager les problèmes du patient. Dans le champ de notre pratique, ce qui nous
intéresse prioritairement sont les problèmes d'ordre psychopathologique.
Certains appellent cette phase "diagnostic
infirmier". D'autres rejettent cette dénomination à cause de sa parenté avec le
vocabulaire médical. Quoi qu'il en soit, il s'agit d'une conceptualisation générée par
l'infirmier ou mieux par l'équipe permettant d'organiser, de catégoriser et de donner un
sens précis aux données recueillies. Dans de nombreux lieux de soins, la majorité des
données sont recueillies lors de l'examen psychiatrique traditionnel. Cet examen comprend
l'histoire et l'état du patient. Il est réalisé lors des premières rencontres avec lui
et a pour but d'établir le diagnostic psychiatrique. Le psychiatre en est donc
responsable. Dans d'autres lieux moins traditionnels, à cet examen, est associée une
évaluation psychosociale dont le but n'est pas médical ; elle ne permet pas d'établir
le diagnostic mais elle veut faire ressortir les différents problèmes quotidiens du
patient (aspects intellectuels, facteurs socio-économiques, modes d'adaptation, rapport
à la vie socioculturelle, au métier). Il est certes essentiel que l'infirmière puisse
situer le diagnostic psychiatrique du patient (cadre d'une communication
interdisciplinaire, outil de collaboration minimisant les risques d'erreur diagnostique,
etc... ), la connaissance du malade bénéficie grandement d'une mise en commun = telle
infirmière de nuit, par la description des crises nocturnes d'un patient accréditera la
notion d'épilepsie et écartera ainsi la notion d'hystérie; dans un autre cas, trop pris
dans son enthousiasme thérapeutique, le médecin mesurera mieux le degré de déficit
d'une patiente pour qui il nourrissait de grands projets ; les infirmiers avaient pu juger
des capacités de celle-ci dans un atelier. Et comment découvrir seul la signification
d'une conduite suicidaire chez un patient enfermé dans un mutisme mais qui, auparavant,
se confiait à l'infirmier.
La liste des stéréotypies associées aux diverses
catégories de diagnostics psychiatriques est bien connue des soignants, des conséquences
de ces diagnostics sur ceux à qui ils s'appliquent sont aussi familiers au personnel
infirmier avec leurs effets apparentés à des stigmates. Le diagnostic a une valeur
incontestable dans la pratique médicale : il indique le traitement à administrer et
permet à l'équipe de prévoir l'évolution de la pathologie chez un patient.
Chimiothérapie, psychothérapie, traitement comportemental, autant de traitements
relevant d'orientations théoriques particulières pour traiter une personne nommée
schizophrène.
Malgré cela, le diagnostic psychiatrique est encore
perçu comme la clé des décisions à prendre concernant le patient et plus
particulièrement ceux concernant sa médication. Lorsque le patient ne répond pas
favorablement à la médication prévue, le diagnostic est souvent changé.
Du point de vue des soins infirmiers, il s'agit de
discerner les intérêts, les problèmes et les méthodes spécifiques à ce domaine.
Les exposés précédents en évoquent quelques points.
Revenons à la démarche de soins. Alors, où se situe le
nud du problème, nud qui expliquerait le fait que la plupart des infirmiers
ne l'utilisent pas ?
Le premier élément est relatif à la relation au
patient. Des soins individualisés du côté des soignés supposent une pratique
personnelle du point de vue des soignants. Cet engagement peut être difficilement fait,
voire refusé. C'est-à-dire que le travail de mentalisation des pensées n'arrivent pas
à se poser, à penser les phénomènes vécus dans cette relation de soins.
L'élaboration des soins suppose le même travail de ce que BION appelle "l'appareil
à penser les pensées".
Le deuxième élément : un des intérêts majeurs de la
démarche de soins est qu'elle permet à l'infirmier de dégager des problèmes
spécifiques à chaque patient.
Pour cela, il faut connaître, il faut puiser dans les
connaissances théorico-cliniques permettant l'analyse et, bien souvent, ces connaissances
sont insuffisantes ou bien difficilement mobilisables pour valider une démarche de soins
pertinente.
Enfin, dans cette question du rapport au diagnostic, ce
qui est posé est le rapport à la vérité ainsi que le fait que nul ne peut échapper à
la nécessité de comprendre, à la condition que cette recherche ne vise pas à occulter
l'angoisse, le rapport à l'immaitrisable.
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