|
Bordeaux, 1993: L'identité des soignants au travers du quotidien, du journalier,
du banal et du bénin
L'identité des soignants au travers du quotidien, du
journalier, du banal et du bénin
Josette DESMAISONS, Cathy HABOUZIT, Marie-Paule PERIER,
Christiane VANDERKAM
Collectif de mobilisation en psychiatrie Centres Hospitaliers de Bordeaux et de Libourne.
INTRODUCTION
Le troisième axe qui nous semble devoir être inclus
dans un processus de formation, c'est tout ce qui relève de ce que nous avons appelé
"Le Quotidien, le Journalier, le Banal ou le Bénin" : L'essentiel de notre
travail est pourtant ce dont nous parlons le moins comme si, entre l'Indicible et le
Banal, il n'y avait pas de mots pour le dire. Nous avons choisi de partir d'illustrations
de ce vécu soignant, à partir de différents exemples, qu'ils viennent d'une pratique
auprès d'enfants ou d'adultes. A partir de là, nous introduisons le débat sur des
points qui nous semblent clés.
Prenons une situation infirmière en pédopsychiatrie:
Pour être infirmier psychiatrique, il faut être
présent, accueillant, coordinateur, animateur d'activités. Le premier acte soignant
s'effectue entre sept et neuf heures.
Respecter l'autre en tant qu'être et sujet : au réveil,
frapper avant d'entrer dans la chambre, s'enquérir comment il a passé la nuit. Certains
enfants ont parfois un sommeil difficile, agité, angoissant : notre présence les
rassure. Les enfants s'éveillent. Pour certains, c'est le lever immédiat ; ils
s'orientent vers la salle de bains, dégoulinant d'urine : l'odeur insupportable nous
répugne. Nous essayons de vaincre nos difficultés et nous les accompagnons pour leur
toilette. Cet enfant, nous l'aidons à accomplir le geste de se laver. Il regarde, plonge
sa main et la retire, fait couler l'eau sur sa peau, regarde, plonge sa main et prend des
objets, les remplit et les vide. Dans cette relation privilégiée, l'enfant peut être
différent à l'approche du bain. Les gestes deviennent répétitifs. Parfois, il peut
refuser de se laver ou se frotte le ventre dans un mouvement circulaire ritualisé, puis
il quitte le bain.
A ce moment-là, l'infirmier doit être vigilant pour que
la toilette ait lieu ; il peut être amené à laver l'enfant en utilisant comme
médiateur un gant de toilette car certains refusent que leur corps soit touché. L'acte
de propreté terminé, l'infirmier aide l'enfant dans le choix de ses vêtements. Il
essaie de susciter l'envie d'être agréable à regarder.
Le soignant doit apporter à l'enfant de l'attention, de
la chaleur humaine, il doit essayer de conserver son calme devant certaines oppositions,
certains apprentissages étant difficiles. Parfois l'infirmier est découragé, peu
gratifié : c'est dur d'être soignant lorsque sa responsabilité est grande, sa tâche
ingrate dans le partage de ce quotidien sans originalité, routinier, commun et banal.
Les odeurs attirantes du petit-déjeuner nous appellent
à la salle à manger devant un grand bol de chocolat fumant agrémenté de tartines
beurrées. Ce lien resserre le groupe, permet les échanges, donne au patient la
possibilité d'améliorer ses aptitudes en société.
9 heures : début d'une journée en groupe (tranche de 8
h) : Ces enfants vont la partager avec d'autres venus de l'extérieur amenés par des
taxis. Le groupe s'organise, s'anime à travers le jeu.
Des relations se mettent en place : plaisirs liés aux
stimulations sensorielles, tactiles, visuelles et auditives. Certains expriment une
demande. Pour que l'intégration de l'activité ait lieu, il faut que l'enfant se
l'approprie afin de pouvoir la restituer. L'enfant partage alors un moment avec l'adulte
mais il ne doit pas devenir trop dépendant. Le soignant, dans ce travail, doit essayer de
cerner les mécanismes de projection, les repères psychotiques : cela permettra une mise
à distance. Le caractère professionnel doit toujours être apparent, il protège le
soigné contre ses demandes abusives. La compétence, l'habileté de l'infirmier ne
suffisent pas toujours à surmonter les difficultés dans une relation à l'enfant. Etre
infirmier psychiatrique, c'est savoir ajuster la relation à l'autre dans un état de
violence chez l'enfant ou l'adolescent. C'est avoir peur et ne pas avoir peur en étayant
nos craintes et nos observations, c'est construire une pratique et un savoir de notre
métier. C'est une des conditions essentielles autour de l'enfant et de l'adolescent pour
rendre le travail psychiatrique possible. Pour que l'enfant "se nourrisse" et
qu'il en fasse souvenir pour grandir, il faut que les soignants se nourrissent eux-mêmes
psychiquement. Une autre partie de notre travail, c'est de se rendre compte que ces jeunes
enfants évoluent au moment où ils abandonnent leur corps d'enfant pour entrer dans ce
corps pré-pubère qui se transforme, apporte certaines odeurs, etc. ... Là, c'est
difficile d'accepter cela sans être pris dans la routine du temps, de l'âge qui passe,
dans le rejet. Notre travail, c'est d'accepter que la vie puisse quitter lentement le
corps d'un enfant, sentir que la lutte qu'il mène s'amenuise de jour en jour. La relation
devient différente dans la prise en charge corporelle (contact de peau à peau, main
contre main, etc. ... sans tomber dans une relation de dépendance totale. Etre infirmier
psychiatrique, c'est être une courroie de transmission entre le patient et la dynamique
institutionnelle.
Une expérience en psychiatrie adulte Il est fort
délicat pour l'infirmier en psychiatrie d'employer les termes "banal, bénin",
sans aussitôt les contredire, les complexifier par les évocations de vécus délirants
et somatisants qui sont les expériences quotidiennes que nous livrent les patients. Car
nos institutions, depuis fort peu de temps "humanisées", sont entrées dans
l'écoute et le respect de l'autre ; et "l'autre malade" n'est pas un autre
banal. Mais parallèlement à cette prise en compte du sujet, la vie institutionnelle,
temps institués par l'équipe soignante, est souvent faite de temps figés, répétitifs
et stéréotypés d'un quotidien banalisé qui viendrait là comme d'un mécanisme
collectif de défense contre des réalités pathologiques individuelles si peu banales.
Ces gestes si bénins de la journée, du lever au
coucher, toilette et repas, forment la trame de la vie institutionnelle qui est rythmée
par ces temps forts : ce sont les temps d'intervention des soignants en psychiatrie bien
plus que les quelques gestes techniques de la journée que sont traitements, surveillance
des traitements et soins organiques. Bien sûr, dans notre travail quotidien, nous
écoutons, nous rassemblons, nous travaillons avec les patients des bribes d'histoires
éparses, dans le langage, dans la parole. Mais, à la différence des médecins et
psychologues, l'infirmier intervient dans des lieux multiples : les espaces de la chambre,
du coin toilette, des soins physiques, du coin repas, de l'endroit réservé aux
activités, du bureau... définissent des situations de soins infirmiers. Dans leur
travail d'entretien, médecins et psychologues sont davantage du côté de traduire ce
qu'ils entendent en effets corporels. L'infirmier est plutôt en position de mettre des
mots sur le corporel en situation dans ces différents lieux. Aller en entretien dans un
bureau n'est pas une situation banale alors que se lever, se laver, aller à table, sont
dans le banal. Or, on ne peut réduire à de l'hygiène corporelle et alimentaire ces
moments qui sont des situations de soin. Infirmiers et patients évoluent dans les mêmes
espaces et un même temps tout au long de la journée. Ils peuvent d'ailleurs être
enfermés ensemble dans ce même espace-temps s'il n'est plus réfléchi et pensé par
l'équipe soignante qui devient alors un lieu de production d'actes automatiques.
L'institution peut alors reproduire une mère toute puissante comblant tous les besoins,
nourrissant, contrôlant et occupant les corps.
A vouloir réduire la pluralité de nos pratiques à un
diplôme dont la vocation est une technicisation organiste, on est en train d'assassiner
l'originalité de ces lieux de soins que sont les institutions psychiatriques qui, pour
les patients, sont provisoirement un lieu où ils vivent. J'ai choisi de parler de
quelques uns des moments de la vie quotidienne. Ces moments, si banaux, vus d'un il
extérieur, définissent des situations de soin.
Entre banalité et étrangeté : la toilette d'un
psychotique :
Quand on écoute certains patients délirants nous livrer
un vécu corporel morcelé, les yeux et la tête les regardant dans un coin de la chambre,
un pied à côté, une jambe ailleurs, on comprend que la plupart soit dans la plus totale
incurie. Lorsque Alors le matin nous leur demandons de prendre "soin" de leur
corps et de commencer leur toilette, le plus souvent et au sens propre (ou sale !), Ils se
lavent le bout du nez. Rien effectivement de moins banal, de moins angoissant devrais-je
dire que de toiletter un corps dont a une telle image. Le soin mis en uvre serait
donc non une toilette obligatoire et routinière mais bien que le soin toilette vienne
donner un sens à un espace corporel délimité et réunifié. Le banal finirait donc là
où commence le soin. On mesure là le fossé entre ce qu'on voudrait faire d'une
profession, énumérer des tâches, des actes et la complexité du quotidien ; écartelé
entre la routine des temps institutionnels et l'étrangeté de la pathologie.
Un autre moment de la vie institutionnelle : la télé :
Dans l'unité où je travaille, deux groupes de patients sont entrés en conflit autour du
choix des programmes de télévision. Un groupe, plus âgé, qui s'était inconsciemment
emparé de la télévision, a été contesté par un groupe plus jeune avec pour
"leader" un jeune homme aux comportements psychopathiques. Un soir, le conflit
s'envenime, très vite les discours s'enflamment, se personnalisent de la part des plus
âgés dans une revendication au respect, de la part des plus jeunes pour un droit à
s'exprimer. Tout cela nécessite une intervention des infirmiers. Après avoir repéré
cet événement comme situation de soin, les infirmiers interviendront en plusieurs lieux
et en plusieurs temps pour construire des soins. Dans un premier temps, en intervenant
dans le champ institutionnel, l'infirmier va rappeler les nécessaires règles de dialogue
et de démocratie, et aussi en ce qui concerne le choix des programmes. Ce faisant, il se
pose lui-même comme acteur social et culturel d'une société donnée. Il faut donc qu'il
sache lui-même où se situer et qu'il y soit formé.
D'autre part, et toujours dans la grande institution,
l'infirmier définit les cadres de soins : le conflit dépasse largement le choix des
programmes. Le conflit interpersonnel renvoie à des problématiques personnelles (ici les
relations parents-enfants et la loi du père).
En deuxième temps et lieu, le soignant intervient dans
le champ individuel, celui d'une relation thérapeutique duelle. Le lieu institutionnel
permet donc là de reprendre dans un autre lieu (un bureau, une chambre,... ) ce qui s'y
pratique et met en actes, comme d'une mine où la banalité d'une situation permet
l'expression des problématiques individuelles qui peuvent par la suite être reprises,
retravaillées, analysées, ce qui n'est possible qu'aux conditions suivantes : - que
l'équipe se définisse comme un groupe soignant, - que la vie institutionnelle soit
investie comme lieu de soin, - que le groupe soignant ait les moyens et les lieux de
réunions, par exemple pour analyser les problématiques individuelles, les phénomènes
institutionnels et les problématiques professionnelles, - que les patients aient un lieu
d'expression en ce qui concerne l'organisation de la vie collective. Tout cela nécessite
des démarches formatives spécifiques en santé mentale dans l'analyse de l'institution
psychiatrique du sujet soigné, du sujet soignant et du milieu social et culturel où ils
évoluent.
CONCLUSION
Cette approche du soin, au travers du quotidien, nous
semble au cur de notre pratique... et c'est pourtant ce qui nous apparaît : - soit
nié, - soit insuffisamment pris en compte dans les programmes actuels.
Il ne peut pas y avoir de formation qui tienne si elle ne
prend en compte la spécificité irréductible de la psychiatrie : - dans son objet : la
maladie mentale, - dans les démarches épidémiologiques, cliniques et thérapeutiques
qui lui sont propres.
Dès lors, le plus important de la formation, c'est
l'étude de l'interaction entre les symptômes présentés par le patient, le
fonctionnement institutionnel, et les contre-attitudes du patient, par exemple, plus que
d'accumuler un savoir sur la schizophrénie, ce qui compte c'est de saisir que le soin à
un patient schizophrène entraîne clivage et identification projective, avec ce que cela
induit chez le soignant de malaise, angoisse ou peur, incapacité à penser,... D'où la
nécessité, comme nous le disons dans le manifeste, de partir de l'étude des situations
de soins (dans la mesure où il n'y a pas de soin sans situation de soin), pour aborder la
question des symptômes, articulée aux actes soignants dans la dimension de l'angoisse et
du transfert : - Se former au repérage des événements qui constituent une situation de
soin : du côté du soigné, du côté du soignant, et de tout ce qui est tiers dans la
relation, Et donc apprendre à utiliser le potentiel thérapeutique propre à chaque
situation. Car ce qui est requis, avant tout, dans notre pratique, c'est notre capacité
à construire un soi : si nous utilisons des médiations diverses (ateliers,
accompagnement, soins corporels, façon de donner un traitement, médiations de la vie
quotidienne), cela prend sens de soin dans le cadre d'une situation de soin (duelle ou
groupale), repérée comme telle et qui, soulignons-le, s'origine le plus souvent dans un
quotidien soignant/soigné, partagé. La formation en santé mentale est donc avant tout
formation à cette démarche de production, de construction d'un acte soignant autour
d'une problématique : celle d'un être souffrant psychiquement, quels que soient les
modes d'expression de cette souffrance, aliéné dans son rapport à lui-même et à
autrui. Ce qui implique de partir de la réalité originale de la souffrance psychique
dans ce qu'elle est inassimilable à des déterminants biologiques ou sociaux, et de la
nécessaire analyse de la place de la maladie mentale dans la société, qui ne soit pas
la place d'un handicap social. Il en découle que l'objectif essentiel de formation pour
tout soignant en santé mentale consiste à ouvrir un processus de formation permanente
personnelle, qui le rend apte à un mouvement d'aller-retour constant (dialectique) entre
- vécu et pensée, - corps et parole, - pratique et théorisation, dans la relation de
soin, comme dans le fonctionnement collectif institutionnel.
D'où : - une formation où les soignants apprennent à
penser leur pratique et les objets de leur pratique (et à faire pour eux-mêmes le même
travail de penser qu'ils demandent au patient), - une formation qui mette l'accent sur le
processus de production de savoirs plus que sur les savoirs tout produits (former à la
construction et l'appropriation d'outils théoriques pour mettre en sens, symboliser,
penser, le matériel éclaté qui nous vient de la situation de soin), - et des lieux de
formation qui soient des lieux de recherche et d'initiative.
Et, pour conclure, nous avons envie de dire que si nous
insistons sur ces points-là, c'est qu'il nous semble que notre identité professionnelle
y prend racine... et que nous pouvons aussi réfléchir collectivement aux raisons
historiques de notre difficulté à élaborer, mettre en forme, symboliser toutes les
richesses acquises par l'expérience et à les transformer en savoirs, à les théoriser.
Et si nous arrêtions d'attendre qu'on nous reconnaisse pour définir nous-mêmes notre
champ conceptuel de référence, notre identité d'infirmiers en psychiatrie ? Si nous
arrêtions de "banaliser" ce qui fait notre spécificité pour tenter de la
préciser et de l'exprimer ?
|