Accueil
Accueil      Courriel      Historique   
  
BORDEAUX le 13/02/1993
Précisons les requisits de formation
Format imprimable
L'identité des soignants au travers du quotidien, du journalier, du banal et du bénin
Mmes DESMAISONS, HABOUZIT, PERIER, VANDERKAM
  Bordeaux, 1993: L'identité des soignants au travers du quotidien, du journalier, du banal et du bénin

L'identité des soignants au travers du quotidien, du journalier, du banal et du bénin

Josette DESMAISONS, Cathy HABOUZIT, Marie-Paule PERIER, Christiane VANDERKAM
Collectif de mobilisation en psychiatrie Centres Hospitaliers de Bordeaux et de Libourne.

INTRODUCTION

Le troisième axe qui nous semble devoir être inclus dans un processus de formation, c'est tout ce qui relève de ce que nous avons appelé "Le Quotidien, le Journalier, le Banal ou le Bénin" : L'essentiel de notre travail est pourtant ce dont nous parlons le moins comme si, entre l'Indicible et le Banal, il n'y avait pas de mots pour le dire. Nous avons choisi de partir d'illustrations de ce vécu soignant, à partir de différents exemples, qu'ils viennent d'une pratique auprès d'enfants ou d'adultes. A partir de là, nous introduisons le débat sur des points qui nous semblent clés.

Prenons une situation infirmière en pédopsychiatrie:

Pour être infirmier psychiatrique, il faut être présent, accueillant, coordinateur, animateur d'activités. Le premier acte soignant s'effectue entre sept et neuf heures.

Respecter l'autre en tant qu'être et sujet : au réveil, frapper avant d'entrer dans la chambre, s'enquérir comment il a passé la nuit. Certains enfants ont parfois un sommeil difficile, agité, angoissant : notre présence les rassure. Les enfants s'éveillent. Pour certains, c'est le lever immédiat ; ils s'orientent vers la salle de bains, dégoulinant d'urine : l'odeur insupportable nous répugne. Nous essayons de vaincre nos difficultés et nous les accompagnons pour leur toilette. Cet enfant, nous l'aidons à accomplir le geste de se laver. Il regarde, plonge sa main et la retire, fait couler l'eau sur sa peau, regarde, plonge sa main et prend des objets, les remplit et les vide. Dans cette relation privilégiée, l'enfant peut être différent à l'approche du bain. Les gestes deviennent répétitifs. Parfois, il peut refuser de se laver ou se frotte le ventre dans un mouvement circulaire ritualisé, puis il quitte le bain.

A ce moment-là, l'infirmier doit être vigilant pour que la toilette ait lieu ; il peut être amené à laver l'enfant en utilisant comme médiateur un gant de toilette car certains refusent que leur corps soit touché. L'acte de propreté terminé, l'infirmier aide l'enfant dans le choix de ses vêtements. Il essaie de susciter l'envie d'être agréable à regarder.

Le soignant doit apporter à l'enfant de l'attention, de la chaleur humaine, il doit essayer de conserver son calme devant certaines oppositions, certains apprentissages étant difficiles. Parfois l'infirmier est découragé, peu gratifié : c'est dur d'être soignant lorsque sa responsabilité est grande, sa tâche ingrate dans le partage de ce quotidien sans originalité, routinier, commun et banal.

Les odeurs attirantes du petit-déjeuner nous appellent à la salle à manger devant un grand bol de chocolat fumant agrémenté de tartines beurrées. Ce lien resserre le groupe, permet les échanges, donne au patient la possibilité d'améliorer ses aptitudes en société.

9 heures : début d'une journée en groupe (tranche de 8 h) : Ces enfants vont la partager avec d'autres venus de l'extérieur amenés par des taxis. Le groupe s'organise, s'anime à travers le jeu.

Des relations se mettent en place : plaisirs liés aux stimulations sensorielles, tactiles, visuelles et auditives. Certains expriment une demande. Pour que l'intégration de l'activité ait lieu, il faut que l'enfant se l'approprie afin de pouvoir la restituer. L'enfant partage alors un moment avec l'adulte mais il ne doit pas devenir trop dépendant. Le soignant, dans ce travail, doit essayer de cerner les mécanismes de projection, les repères psychotiques : cela permettra une mise à distance. Le caractère professionnel doit toujours être apparent, il protège le soigné contre ses demandes abusives. La compétence, l'habileté de l'infirmier ne suffisent pas toujours à surmonter les difficultés dans une relation à l'enfant. Etre infirmier psychiatrique, c'est savoir ajuster la relation à l'autre dans un état de violence chez l'enfant ou l'adolescent. C'est avoir peur et ne pas avoir peur en étayant nos craintes et nos observations, c'est construire une pratique et un savoir de notre métier. C'est une des conditions essentielles autour de l'enfant et de l'adolescent pour rendre le travail psychiatrique possible. Pour que l'enfant "se nourrisse" et qu'il en fasse souvenir pour grandir, il faut que les soignants se nourrissent eux-mêmes psychiquement. Une autre partie de notre travail, c'est de se rendre compte que ces jeunes enfants évoluent au moment où ils abandonnent leur corps d'enfant pour entrer dans ce corps pré-pubère qui se transforme, apporte certaines odeurs, etc. ... Là, c'est difficile d'accepter cela sans être pris dans la routine du temps, de l'âge qui passe, dans le rejet. Notre travail, c'est d'accepter que la vie puisse quitter lentement le corps d'un enfant, sentir que la lutte qu'il mène s'amenuise de jour en jour. La relation devient différente dans la prise en charge corporelle (contact de peau à peau, main contre main, etc. ... sans tomber dans une relation de dépendance totale. Etre infirmier psychiatrique, c'est être une courroie de transmission entre le patient et la dynamique institutionnelle.

Une expérience en psychiatrie adulte Il est fort délicat pour l'infirmier en psychiatrie d'employer les termes "banal, bénin", sans aussitôt les contredire, les complexifier par les évocations de vécus délirants et somatisants qui sont les expériences quotidiennes que nous livrent les patients. Car nos institutions, depuis fort peu de temps "humanisées", sont entrées dans l'écoute et le respect de l'autre ; et "l'autre malade" n'est pas un autre banal. Mais parallèlement à cette prise en compte du sujet, la vie institutionnelle, temps institués par l'équipe soignante, est souvent faite de temps figés, répétitifs et stéréotypés d'un quotidien banalisé qui viendrait là comme d'un mécanisme collectif de défense contre des réalités pathologiques individuelles si peu banales.

Ces gestes si bénins de la journée, du lever au coucher, toilette et repas, forment la trame de la vie institutionnelle qui est rythmée par ces temps forts : ce sont les temps d'intervention des soignants en psychiatrie bien plus que les quelques gestes techniques de la journée que sont traitements, surveillance des traitements et soins organiques. Bien sûr, dans notre travail quotidien, nous écoutons, nous rassemblons, nous travaillons avec les patients des bribes d'histoires éparses, dans le langage, dans la parole. Mais, à la différence des médecins et psychologues, l'infirmier intervient dans des lieux multiples : les espaces de la chambre, du coin toilette, des soins physiques, du coin repas, de l'endroit réservé aux activités, du bureau... définissent des situations de soins infirmiers. Dans leur travail d'entretien, médecins et psychologues sont davantage du côté de traduire ce qu'ils entendent en effets corporels. L'infirmier est plutôt en position de mettre des mots sur le corporel en situation dans ces différents lieux. Aller en entretien dans un bureau n'est pas une situation banale alors que se lever, se laver, aller à table, sont dans le banal. Or, on ne peut réduire à de l'hygiène corporelle et alimentaire ces moments qui sont des situations de soin. Infirmiers et patients évoluent dans les mêmes espaces et un même temps tout au long de la journée. Ils peuvent d'ailleurs être enfermés ensemble dans ce même espace-temps s'il n'est plus réfléchi et pensé par l'équipe soignante qui devient alors un lieu de production d'actes automatiques. L'institution peut alors reproduire une mère toute puissante comblant tous les besoins, nourrissant, contrôlant et occupant les corps.

A vouloir réduire la pluralité de nos pratiques à un diplôme dont la vocation est une technicisation organiste, on est en train d'assassiner l'originalité de ces lieux de soins que sont les institutions psychiatriques qui, pour les patients, sont provisoirement un lieu où ils vivent. J'ai choisi de parler de quelques uns des moments de la vie quotidienne. Ces moments, si banaux, vus d'un œil extérieur, définissent des situations de soin.

Entre banalité et étrangeté : la toilette d'un psychotique :

Quand on écoute certains patients délirants nous livrer un vécu corporel morcelé, les yeux et la tête les regardant dans un coin de la chambre, un pied à côté, une jambe ailleurs, on comprend que la plupart soit dans la plus totale incurie. Lorsque Alors le matin nous leur demandons de prendre "soin" de leur corps et de commencer leur toilette, le plus souvent et au sens propre (ou sale !), Ils se lavent le bout du nez. Rien effectivement de moins banal, de moins angoissant devrais-je dire que de toiletter un corps dont a une telle image. Le soin mis en œuvre serait donc non une toilette obligatoire et routinière mais bien que le soin toilette vienne donner un sens à un espace corporel délimité et réunifié. Le banal finirait donc là où commence le soin. On mesure là le fossé entre ce qu'on voudrait faire d'une profession, énumérer des tâches, des actes et la complexité du quotidien ; écartelé entre la routine des temps institutionnels et l'étrangeté de la pathologie.

Un autre moment de la vie institutionnelle : la télé : Dans l'unité où je travaille, deux groupes de patients sont entrés en conflit autour du choix des programmes de télévision. Un groupe, plus âgé, qui s'était inconsciemment emparé de la télévision, a été contesté par un groupe plus jeune avec pour "leader" un jeune homme aux comportements psychopathiques. Un soir, le conflit s'envenime, très vite les discours s'enflamment, se personnalisent de la part des plus âgés dans une revendication au respect, de la part des plus jeunes pour un droit à s'exprimer. Tout cela nécessite une intervention des infirmiers. Après avoir repéré cet événement comme situation de soin, les infirmiers interviendront en plusieurs lieux et en plusieurs temps pour construire des soins. Dans un premier temps, en intervenant dans le champ institutionnel, l'infirmier va rappeler les nécessaires règles de dialogue et de démocratie, et aussi en ce qui concerne le choix des programmes. Ce faisant, il se pose lui-même comme acteur social et culturel d'une société donnée. Il faut donc qu'il sache lui-même où se situer et qu'il y soit formé.

D'autre part, et toujours dans la grande institution, l'infirmier définit les cadres de soins : le conflit dépasse largement le choix des programmes. Le conflit interpersonnel renvoie à des problématiques personnelles (ici les relations parents-enfants et la loi du père).

En deuxième temps et lieu, le soignant intervient dans le champ individuel, celui d'une relation thérapeutique duelle. Le lieu institutionnel permet donc là de reprendre dans un autre lieu (un bureau, une chambre,... ) ce qui s'y pratique et met en actes, comme d'une mine où la banalité d'une situation permet l'expression des problématiques individuelles qui peuvent par la suite être reprises, retravaillées, analysées, ce qui n'est possible qu'aux conditions suivantes : - que l'équipe se définisse comme un groupe soignant, - que la vie institutionnelle soit investie comme lieu de soin, - que le groupe soignant ait les moyens et les lieux de réunions, par exemple pour analyser les problématiques individuelles, les phénomènes institutionnels et les problématiques professionnelles, - que les patients aient un lieu d'expression en ce qui concerne l'organisation de la vie collective. Tout cela nécessite des démarches formatives spécifiques en santé mentale dans l'analyse de l'institution psychiatrique du sujet soigné, du sujet soignant et du milieu social et culturel où ils évoluent.

CONCLUSION

Cette approche du soin, au travers du quotidien, nous semble au cœur de notre pratique... et c'est pourtant ce qui nous apparaît : - soit nié, - soit insuffisamment pris en compte dans les programmes actuels.

Il ne peut pas y avoir de formation qui tienne si elle ne prend en compte la spécificité irréductible de la psychiatrie : - dans son objet : la maladie mentale, - dans les démarches épidémiologiques, cliniques et thérapeutiques qui lui sont propres.

Dès lors, le plus important de la formation, c'est l'étude de l'interaction entre les symptômes présentés par le patient, le fonctionnement institutionnel, et les contre-attitudes du patient, par exemple, plus que d'accumuler un savoir sur la schizophrénie, ce qui compte c'est de saisir que le soin à un patient schizophrène entraîne clivage et identification projective, avec ce que cela induit chez le soignant de malaise, angoisse ou peur, incapacité à penser,... D'où la nécessité, comme nous le disons dans le manifeste, de partir de l'étude des situations de soins (dans la mesure où il n'y a pas de soin sans situation de soin), pour aborder la question des symptômes, articulée aux actes soignants dans la dimension de l'angoisse et du transfert : - Se former au repérage des événements qui constituent une situation de soin : du côté du soigné, du côté du soignant, et de tout ce qui est tiers dans la relation, Et donc apprendre à utiliser le potentiel thérapeutique propre à chaque situation. Car ce qui est requis, avant tout, dans notre pratique, c'est notre capacité à construire un soi : si nous utilisons des médiations diverses (ateliers, accompagnement, soins corporels, façon de donner un traitement, médiations de la vie quotidienne), cela prend sens de soin dans le cadre d'une situation de soin (duelle ou groupale), repérée comme telle et qui, soulignons-le, s'origine le plus souvent dans un quotidien soignant/soigné, partagé. La formation en santé mentale est donc avant tout formation à cette démarche de production, de construction d'un acte soignant autour d'une problématique : celle d'un être souffrant psychiquement, quels que soient les modes d'expression de cette souffrance, aliéné dans son rapport à lui-même et à autrui. Ce qui implique de partir de la réalité originale de la souffrance psychique dans ce qu'elle est inassimilable à des déterminants biologiques ou sociaux, et de la nécessaire analyse de la place de la maladie mentale dans la société, qui ne soit pas la place d'un handicap social. Il en découle que l'objectif essentiel de formation pour tout soignant en santé mentale consiste à ouvrir un processus de formation permanente personnelle, qui le rend apte à un mouvement d'aller-retour constant (dialectique) entre - vécu et pensée, - corps et parole, - pratique et théorisation, dans la relation de soin, comme dans le fonctionnement collectif institutionnel.

D'où : - une formation où les soignants apprennent à penser leur pratique et les objets de leur pratique (et à faire pour eux-mêmes le même travail de penser qu'ils demandent au patient), - une formation qui mette l'accent sur le processus de production de savoirs plus que sur les savoirs tout produits (former à la construction et l'appropriation d'outils théoriques pour mettre en sens, symboliser, penser, le matériel éclaté qui nous vient de la situation de soin), - et des lieux de formation qui soient des lieux de recherche et d'initiative.

Et, pour conclure, nous avons envie de dire que si nous insistons sur ces points-là, c'est qu'il nous semble que notre identité professionnelle y prend racine... et que nous pouvons aussi réfléchir collectivement aux raisons historiques de notre difficulté à élaborer, mettre en forme, symboliser toutes les richesses acquises par l'expérience et à les transformer en savoirs, à les théoriser. Et si nous arrêtions d'attendre qu'on nous reconnaisse pour définir nous-mêmes notre champ conceptuel de référence, notre identité d'infirmiers en psychiatrie ? Si nous arrêtions de "banaliser" ce qui fait notre spécificité pour tenter de la préciser et de l'exprimer ?

Format imprimable
Initiative:    Le groupe de réflexion bordelais
Le collectif National de mobilisation en psychiatrie (CNMP)
Le Centre d'étude des formations infirmières et des pratiques en psychiatrie (CEFI-PSY)