Christian BOURDEUX: Le plateau doré
Le plateau doré
Christian BOURDEUX
Le quotidien de l'infirmier exerçant en psychiatrie est
souvent agrémenté de petites anecdotes qui font la richesse de son activité soignante.
Ces petites histoires, vécues au quotidien, peuvent
paraître à priori banales et passer tout à fait inaperçues si nous ne prenons pas le
temps de nous y arrêter pour découvrir leur signification.
Cest la raison pour laquelle je vous propose
aujourd'hui de consacrer un peu de temps sur l'une d'entre elles que j'ai intitulée
"Histoire du Plateau Doré".
Il était une fois un jeune homme d'une trentaine d'années
prénommé Pascal, une équipe de psychiatrie et un stagiaire(l). Lhistoire commence
en novembre 1991, date à laquelle j'effectuais un stage dans un service de psychiatrie
adulte.
Retrouver le plaisir de penser,
Pascal
Vous vous souvenez, peut-être, du premier jour de notre
rencontre vous étiez assis sur un fauteuil de la salle de séjour, le visage tourné vers
la porte-fenêtre. Vous sembliez regarder la pluie ruisseler le long de la vitre,
indifférent aux allées et venues des patients qui déambulaient dans la pièce commune.
Je ne savais pas comment vous aborder tant votre attitude laissait paraître de désarroi.
Je me suis enfin décidé à vous parler en engageant la
conversation sur la pluie et le beau temps, comme nous avons coutume de le faire lorsqu'on
ne sait que dire. Je vous ai fait part du désagrément que percevaient certaines
personnes à l'apparition de la grisaille hivernale.
Après un moment de silence, qui me parut interminable,
vous avez détourné votre regard de la fenêtre pour me fixer, comme si vous cherchiez à
me dévisager. Vous avez fini par répondre qu'il se mettait à pleuvoir chaque fois que
vous vous sentiez mal.
Intrigué par vos propos, j'ai repris ce que j'avais cru
comprendre :
- "Est-ce le mauvais temps qui vous rend mal ?"
- "Non, m'avez-vous répondu, c'est parce que je suis
mal qu'il se met à pleuvoir!".
Vous étiez finalement persuadé de faire la pluie et le
beau temps.
La conviction de vos propos ne mincita pas à pour
suivre notre conversation dans ce sens. Vous l'avez peut-être perçu en enchaînant
aussitôt sur vos relations avec les autres patients : "Je me sens oppressé lorsque
je mange au réfectoire avec eux", me confiez-vous.
Je ne suis cependant pas parvenu à vous faire exprimer
davantage sur ce sentiment d'oppression. A mon tour, je me sentais envahi par une
sensation étrange d'impuissance.
L'équipe soignante m'avait pourtant prévenu "Pascal
est parfois violent, me révéla un infirmier, il a commis plusieurs actes
hétéro-agressifs sur le personnel soignant ; même le Leponex ne parvient pas à le
calmer complètement". "Je ne crois pas qu'il soit possible de faire grand chose
avec lui. Nous avons tenté de l'intégrer aux ateliers "terre" et
"peinture" qui semblaient l'accrocher mais il a été incapable de poursuivre,
conclut un infirmier.
Je décidai donc de consulter votre dossier en quête
d'informations plus rassurantes mais les informations à votre sujet ne faisaient que
confirmer les propos de l'équipe soignante. Elles mettaient en évidence vos difficultés
de contact entrecoupées de fréquents épisodes délirants et de passages à l'acte.
Désabusé par un tel tableau clinique, qui ne laissait
envisager que peu de perspectives thérapeutiques, je me demandai comment j'allais pouvoir
nouer contact avec vous. J'ai alors pensé que le plus simple était de ne pas se poser de
questions et d'essayer d'établir une relation le plus naturellement possible.
.J'ai pris ainsi l'habitude de passer quelques instants
avec vous, assis près de la porte-fenêtre où vous aviez coutume de vous asseoir. Peu à
peu, vous m'avez livré quelques bribes de votre histoire. Cette évocation vous rendait
parfois malheureux mais l'expression de votre souffrance était contenue dans le cadre de
nos échanges.
'Puis, un jour, je fus surpris de ne pas vous apercevoir à
la place que vous occupiez habituellement, près de la porte-fenêtre. Je m'enquis auprès
de l'équipe soignante des raisons de votre absence. J'appris ainsi que vous aviez
agressé une infirmière, la veille, au moment du repas. Ce passage à l'acte nous avait
conduits à restaurer un cadre de soin très strict, vous interdisant de quitter votre
chambre, excepté aux moments prévus où vous pouviez vous promener dans la cour
intérieure, accompagné d'un infirmier.
Quelques jours après cet épisode, je manifestai le désir
de poursuivre nos entretiens mais je ne savais trop comment m'y prendre, vu les
circonstances.
Nous en parlâmes en équipe et l'un des infirmiers
me suggéra de vous porter le plateau du repas dans votre chambre. Cette proposition me
convenait car il me semblait possible de saisir cette opportunité pour m'entretenir
quelques instants avec vous.
Au moment où j'ai franchi le seuil de votre chambre, vous
m'avez souri pour la première fois. Intrigué par votre attitude, une pensée saugrenue
me traversa l'esprit -déformation professionnelle oblige- : "Voilà que maintenant
il se met à avoir des sourires immotivés, tels qu'on les décrit dans la sémiologie des
schizophrénies", ai-je pensé. Mais, au moment où j'ai déposé votre plateau sur
l'adaptable, près de votre lit, vous m'avez confié que cette situation vous rappelait la
joie que vous ressentiez lorsque votre mère vous amenait le petit déjeuner sur un
plateau doré.
Je n'ai pas mesuré immédiatement la portée symbolique de
votre parole car j'étais trop préoccupé par la véracité de vos propos, à savoir si
oui ou non votre mère vous amenait réellement le déjeuner sur un plateau, si le plateau
était doré ou si cela relevait uniquement de la fabulation.
Ce n'est qu'après-coup que je suis parvenu à me détacher
du contenu de votre message pour me dire que l'important n'était pas de savoir si le
plateau était effectivement doré ou argenté : ce qui se posait comme réalité,
c'était le plaisir que vous aviez éprouvé lorsque vous évoquiez ce souvenir.
Au fil des jours, le moment des repas, livrés pour vous à
domicile, était devenu un temps privilégié où vous aviez plaisir à renouer avec des
expériences passées. Ma présence était ma manière de vous restituer votre histoire de
façon plus acceptable.
Quelques jours avant mon départ, j'ai relaté à l'équipe
soignante ce que nous avions vécu dans le cadre de nos échanges à partir du
"plateau doré". J'insistai sur la nécessité de vous présenter avec goût le
plateau, de ne pas le laisser traîner dans la chambre après le repas... convaincu que la
façon dont les soignants allaient investir ce plateau déterminerait votre désir de vous
remémorer des scènes passées. Cela n'a pas été facile car votre comportement avait
suscité auprès des membres de l'équipe une contre-agressivité plus ou moins masquée.
Je ne sais pas ce qu'il en est advenu aujourd'hui mais je
reste persuadé que d'autres circonstances vous auront permis de retrouver du plaisir à
penser ..
La dimension thérapeutique du quotidien
La morale de cette histoire c'est que ce sont souvent les
petits détails de tous les jours qui font les grands projets.
La dimension thérapeutique n'est pas en effet réservée
exclusivement à la gamme des activités à médiation corporelle ou objectale. Nous
pouvons la retrouver dans les actes de la vie quotidienne, essence même de notre
profession, dès lors que nous y réintroduisons leur portée symbolique, comme nous le
rappelle J. Hochmann dans une citation maintes fois empruntée mais qui n'est pas, comme
vous pourrez le constater, sans rapport avec l'histoire qui nous préoccupe : "Quand
un infirmier et un malade prennent un repas ensemble, cela peut être simplement parce
qu'ils ont faim et que la réalité biologique veut qu'ils se nourrissent. Dans ce
cas-là, cette activité de simple subsistance n'a aucun caractère thérapeutique. Elle
n'en prend un que dans la mesure où tout ce qui se passe entre les deux protagonistes au
moment du repas renvoie à toute une histoire passée qui n'a rien à voir avec ce repas,
symbolise la relation avec des parents qui ne sont pas là ou plus là et, plus
primitivement, représente un échange de substance corporelle. Tout ce substrat mental
(qui peut, selon les cas, être explicite ou rester implicite) n'existe d'abord que comme
rêverie chez le soignant, une rêverie à laquelle il peut se laisser aller avec un
certain plaisir, celui de trouver et de donner du sens à ce qui primitivement n'en avait
pas, celui de relier les événements entre eux et de construire, créer à partir d'eux
une histoire cohérente"(2).
Le récit du "plateau doré" nous ouvre plusieurs
pistes de réflexions sur le champ de la pratique pédagogique, telles que :
- la formation à la démarche de soin à partir de
l'analyse de situations concrètes, e l'appropriation par les étudiants de modèles
théoriques qui donnent sens à ces situations dans la perspective d'une modification des
pratiques de soins,
- la formation à la relation d'aide appliquée à la
souffrance psychique.
La formation à la relation en psychiatrie
Je vous propose donc une ébauche de la problématique
relative à la formation à la relation soignant/soigné, tant elle paraît centrale dans
la pratique des soins en psychiatrie. En effet, lorsque nous sommes questionnés sur la
spécificité de notre activité soignante, nous répondons presque unanimement : "on
fait du relationnel ".
Le caractère général de cette réponse rend compte de
notre difficulté à nommer précisément ce que signifie la dimension relationnelle et
provoque l'insatisfaction de nos interlocuteurs qui ont du mal à cerner la nature de
notre pratique car les soins relationnels sont communs à tous les lieux d'exercice :
médecine, chirurgie, santé publique...
Nous pouvons donc admettre que la pratique de la relation
d'aide est également présente en soins généraux. Par contre, ce qui signe la
singularité des pratiques en psychiatrie, c'est que les soins relationnels, prodigués au
quotidien dans le champ de la santé mentale, ne sont pas de même nature que ceux
réalisés en soins généraux . Le patient hospitalisé en milieu spécialisé n'a pas le
même rapport au monde (à soi, à l'autre, à son corps) que le patient hospitalisé pour
une intervention chirurgicale.
Cette différence de nature nous amène à distinguer la
relation d'aide de la relation thérapeutique.
Relation d'aide et relation thérapeutique
La relation d'aide se réfère principalement à une
conception rogérienne qui stipule que la personne soignée a "un pouvoir suffisant
pour traiter d'une façon constructive tous les aspects de sa vie qui peuvent intervenir
au champ de sa conscience, il a alors la possibilité d'évaluer son expérience et de la
modifier"(3).
De cette conception, va se dégager toute une gamme de
techniques relationnelles qui repose sur les notions de congruence, d'empathie... Je fais
référence ici aux habiletés de communication qui mettent en jeu l'expression des
sentiments, la reformulation, l'écoute active...
Ces modalités relationnelles définissent les contours de
la relation d'aide et suffisent généralement à répondre aux problèmes psychologiques
liés à l'apparition d'une maladie somatique ou à une modification de l'environnement de
la personne soignée. Ces techniques de communication sont bien évidemment utiles auprès
de patients souffrant de troubles psychiques mais leur application reste parfois trop
limitée car une difficulté psychologique n'est pas un trouble psychopathologique.
Revenons à Pascal : j'ai pratiqué avec lui la
reformulation en reprenant, par exemple, ses propos sur la pluie et le beau temps ; je me
suis également appuyé sur la technique de l'expression de soi pour tenter d'accompagner
ses éprouvés. Ce fut le cas le jour où il m'a confié son sentiment d'oppression aux
moments des repas. Mais, il faut se rendre à l'évidence, dans chacune de ces situations,
j'ai été obligé de me satisfaire de constats : Pascal pensait faire la pluie et le beau
temps ou bien Pascal était oppressé aux moments des repas.
Je ne pouvais pas aller plus loin et ce n'était pas en
usant de toute la batterie des techniques de communication que je serais parvenu, un temps
soit peu, à alléger sa souffrance. Tout simplement parce que Pascal était
"hors-sujet" ou, pour être plus précis, il n'était pas là. Sa manière
d'appréhender le monde dans un "Ici et Maintenant" était parasitée par des
phénomènes inconscients rendant l'accès au monde symbolique impossible.
Or, si l'on se réfère à la conception rogérienne
précitée, la relation d'aide s'appuie sur les capacités du sujet à pouvoir intervenir
de façon constructive et consciente sur sa propre expérience en vue de la modifier.
Comment faire alors lorsque ces capacités font défaut ou sont altérées ?
Le rapport au symptôme
Il s'agit en première intention de déterminer le rapport
au symptôme, c'est-à-dire le sens qu'il revêt pour la personne soignée, comme le
souligne J.L. Gérard dans un article intitulé "De la relation d'aide à la relation
thérapeutique " : "La question posée est de savoir interroger le sens que
prend tel ou tel symptôme du point de vue de la conscience du malade, dans son
"être là". Du coup, une question en amenant une autre, de quelle conscience
s'agit-il ? À l'évidence, une personne atteinte dans son intégrité physique, lors de
toute décompensation psychique, aura une conscience douloureuse de ses troubles, ce qui
nécessitera la mise en uvre d'une relation d'aide et de soutien psychologique.
Mais lorsqu'il s'agit d'une personne souffrant de troubles
psychiques, c'est précisément l'affectation de son "être là", à lui et aux
autres, qui se trouve au cur de la thérapie.
Cet "être là" est souvent transformé en
"n'être plus là" (par exemple dans le délire). La maladie mentale vient
souvent obscurcir, voire annihiler le patient dans ses modes de présence d'être au
monde"(4).
Ces considérations nous permettent de mieux mesurer
l'impact de l'histoire du "plateau doré". Elle fut, en effet, pour Pascal
l'occasion de retrouver sa place dans le monde des "vivants", car c'est à
partir de cet instant qu'il a pu instaurer des échanges symboliques dans un espace où
l'imaginaire et le réel se conjuguaient dans un plaisir partagé d'une remise en route
d'une activité de pensée.
Il n'y a donc pas de relation thérapeutique sans dimension
symbolique s'actualisant parfois dans des conduites transférentielles...
Un temps théorique, un temps d'appropriation, un temps de
maturation
Les processus psychologiques contenus et générés dans ce
type de relation sont bien évidemment abordés en formation initiale dans le cadre du
module "sciences humaines". Mais, je constate, au fil de mon expérience
pédagogique, que les étudiants les appréhendent davantage sur le registre cognitif sans
qu'ils puissent toujours les éprouver dans leur dimension affective, car cette démarche
requiert, outre une référence théorique, un temps d'appropriation et de maturation. Or,
la formation initiale laisse peu de perspectives permettant au futur professionnel,
désireux d'exercer en psychiatrie, de s'inscrire dans une relation à visée
psychothérapique. En revanche, les études infirmières actuelles initient les étudiants
à un travail sur eux-mêmes dans le cadre de la formation à la relation d'aide. Les
formateurs doivent saisir cette ouverture, permise dans le programme, pour orienter le
projet pédagogique vers une mise en lien des différentes disciplines dans le but de
dépasser la technicisation des relations et de s'orienter vers une formation aux
entretiens cliniques qui donne sens aux interactions soignants/soignés. Les soins auprès
des patients souffrant de troubles psychiques nécessitent, en effet, un travail en
profondeur du sujet sur lui-même difficilement réalisable en formation initiale.
Il doit donc se poursuivre dans un ailleurs et
qu'importent, pour le moment, les modalités formatives à envisager, pourvu que les
professionnels de demain puissent être en mesure de comprendre, d'aimer les patients qui
sont entravés dans leurs pensées car comme le souligne Hochmann : "Soigner n'est ni
réprimer la folie ni l'exalter de manière apitoyée. Soigner c'est consoler, soulager
celui qui souffre; c'est poser un baume sur ses plaies à vif et le préparer à se
laisser guérir"(5).
Il me semble que c'est ainsi que doit être conçue la
relation thérapeutique. C'est du moins de cette manière que j'ai tenté d'apprivoiser la
souffrance de Pascal en me raccrochant à mon savoir, en me référant à l'équipe et en
laissant parler ce que je suis
Notes
(1) J'ai emprunté cette façon d'introduire Jaques Hochmann lorsquil débute
l'histoire dAlain : " Pour soigner I'enfant psychotique ".
(2) J.Hochmann, " Réflexions sur la théorie psychanalytique du soin
psychiatrique aux psychotiques ", 21°Journées dinformation psychiatrique
(3) Carl Rogers, " la relation daide et la psychothérapie "
Tome 1, ESF, 1970
(4) J.L Gérard, " De relation daide à la relation
thérapeutique ", Soins psychiatrie, n°163, mai 1994
(5) J.Hochmann,, La consolation, Odile Jacob, Mayenne, 1994
Texte paru dans "SOINS PSYCHIATRIE" N° 187 -
1996
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