Assises nationales des infirmiers en psychiatrie et en santé mentale
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ALBI le 09/12/1995
En quoi une activité va-t-elle devenir un soin?
Christian BOURDEUX: Le plateau doré

Le plateau doré

Christian BOURDEUX

Le quotidien de l'infirmier exerçant en psychiatrie est souvent agrémenté de petites anecdotes qui font la richesse de son activité soignante.

Ces petites histoires, vécues au quotidien, peuvent paraître à priori banales et passer tout à fait inaperçues si nous ne prenons pas le temps de nous y arrêter pour découvrir leur signification.

C’est la raison pour laquelle je vous propose aujourd'hui de consacrer un peu de temps sur l'une d'entre elles que j'ai intitulée "Histoire du Plateau Doré".

Il était une fois un jeune homme d'une trentaine d'années prénommé Pascal, une équipe de psychiatrie et un stagiaire(l). L’histoire commence en novembre 1991, date à laquelle j'effectuais un stage dans un service de psychiatrie adulte.

Retrouver le plaisir de penser,
Pascal

Vous vous souvenez, peut-être, du premier jour de notre rencontre vous étiez assis sur un fauteuil de la salle de séjour, le visage tourné vers la porte-fenêtre. Vous sembliez regarder la pluie ruisseler le long de la vitre, indifférent aux allées et venues des patients qui déambulaient dans la pièce commune. Je ne savais pas comment vous aborder tant votre attitude laissait paraître de désarroi.

Je me suis enfin décidé à vous parler en engageant la conversation sur la pluie et le beau temps, comme nous avons coutume de le faire lorsqu'on ne sait que dire. Je vous ai fait part du désagrément que percevaient certaines personnes à l'apparition de la grisaille hivernale.

Après un moment de silence, qui me parut interminable, vous avez détourné votre regard de la fenêtre pour me fixer, comme si vous cherchiez à me dévisager. Vous avez fini par répondre qu'il se mettait à pleuvoir chaque fois que vous vous sentiez mal.

Intrigué par vos propos, j'ai repris ce que j'avais cru comprendre :

- "Est-ce le mauvais temps qui vous rend mal ?"

- "Non, m'avez-vous répondu, c'est parce que je suis mal qu'il se met à pleuvoir!".

Vous étiez finalement persuadé de faire la pluie et le beau temps.

La conviction de vos propos ne m’incita pas à pour suivre notre conversation dans ce sens. Vous l'avez peut-être perçu en enchaînant aussitôt sur vos relations avec les autres patients : "Je me sens oppressé lorsque je mange au réfectoire avec eux", me confiez-vous.

Je ne suis cependant pas parvenu à vous faire exprimer davantage sur ce sentiment d'oppression. A mon tour, je me sentais envahi par une sensation étrange d'impuissance.

L'équipe soignante m'avait pourtant prévenu "Pascal est parfois violent, me révéla un infirmier, il a commis plusieurs actes hétéro-agressifs sur le personnel soignant ; même le Leponex ne parvient pas à le calmer complètement". "Je ne crois pas qu'il soit possible de faire grand chose avec lui. Nous avons tenté de l'intégrer aux ateliers "terre" et "peinture" qui semblaient l'accrocher mais il a été incapable de poursuivre, conclut un infirmier.

Je décidai donc de consulter votre dossier en quête d'informations plus rassurantes mais les informations à votre sujet ne faisaient que confirmer les propos de l'équipe soignante. Elles mettaient en évidence vos difficultés de contact entrecoupées de fréquents épisodes délirants et de passages à l'acte.

Désabusé par un tel tableau clinique, qui ne laissait envisager que peu de perspectives thérapeutiques, je me demandai comment j'allais pouvoir nouer contact avec vous. J'ai alors pensé que le plus simple était de ne pas se poser de questions et d'essayer d'établir une relation le plus naturellement possible.

.J'ai pris ainsi l'habitude de passer quelques instants avec vous, assis près de la porte-fenêtre où vous aviez coutume de vous asseoir. Peu à peu, vous m'avez livré quelques bribes de votre histoire. Cette évocation vous rendait parfois malheureux mais l'expression de votre souffrance était contenue dans le cadre de nos échanges.

'Puis, un jour, je fus surpris de ne pas vous apercevoir à la place que vous occupiez habituellement, près de la porte-fenêtre. Je m'enquis auprès de l'équipe soignante des raisons de votre absence. J'appris ainsi que vous aviez agressé une infirmière, la veille, au moment du repas. Ce passage à l'acte nous avait conduits à restaurer un cadre de soin très strict, vous interdisant de quitter votre chambre, excepté aux moments prévus où vous pouviez vous promener dans la cour intérieure, accompagné d'un infirmier.

Quelques jours après cet épisode, je manifestai le désir de poursuivre nos entretiens mais je ne savais trop comment m'y prendre, vu les circonstances.

 Nous en parlâmes en équipe et l'un des infirmiers me suggéra de vous porter le plateau du repas dans votre chambre. Cette proposition me convenait car il me semblait possible de saisir cette opportunité pour m'entretenir quelques instants avec vous.

Au moment où j'ai franchi le seuil de votre chambre, vous m'avez souri pour la première fois. Intrigué par votre attitude, une pensée saugrenue me traversa l'esprit -déformation professionnelle oblige- : "Voilà que maintenant il se met à avoir des sourires immotivés, tels qu'on les décrit dans la sémiologie des schizophrénies", ai-je pensé. Mais, au moment où j'ai déposé votre plateau sur l'adaptable, près de votre lit, vous m'avez confié que cette situation vous rappelait la joie que vous ressentiez lorsque votre mère vous amenait le petit déjeuner sur un plateau doré.

Je n'ai pas mesuré immédiatement la portée symbolique de votre parole car j'étais trop préoccupé par la véracité de vos propos, à savoir si oui ou non votre mère vous amenait réellement le déjeuner sur un plateau, si le plateau était doré ou si cela relevait uniquement de la fabulation.

Ce n'est qu'après-coup que je suis parvenu à me détacher du contenu de votre message pour me dire que l'important n'était pas de savoir si le plateau était effectivement doré ou argenté : ce qui se posait comme réalité, c'était le plaisir que vous aviez éprouvé lorsque vous évoquiez ce souvenir.

Au fil des jours, le moment des repas, livrés pour vous à domicile, était devenu un temps privilégié où vous aviez plaisir à renouer avec des expériences passées. Ma présence était ma manière de vous restituer votre histoire de façon plus acceptable.

Quelques jours avant mon départ, j'ai relaté à l'équipe soignante ce que nous avions vécu dans le cadre de nos échanges à partir du "plateau doré". J'insistai sur la nécessité de vous présenter avec goût le plateau, de ne pas le laisser traîner dans la chambre après le repas... convaincu que la façon dont les soignants allaient investir ce plateau déterminerait votre désir de vous remémorer des scènes passées. Cela n'a pas été facile car votre comportement avait suscité auprès des membres de l'équipe une contre-agressivité plus ou moins masquée.

Je ne sais pas ce qu'il en est advenu aujourd'hui mais je reste persuadé que d'autres circonstances vous auront permis de retrouver du plaisir à penser ..

La dimension thérapeutique du quotidien

La morale de cette histoire c'est que ce sont souvent les petits détails de tous les jours qui font les grands projets.

La dimension thérapeutique n'est pas en effet réservée exclusivement à la gamme des activités à médiation corporelle ou objectale. Nous pouvons la retrouver dans les actes de la vie quotidienne, essence même de notre profession, dès lors que nous y réintroduisons leur portée symbolique, comme nous le rappelle J. Hochmann dans une citation maintes fois empruntée mais qui n'est pas, comme vous pourrez le constater, sans rapport avec l'histoire qui nous préoccupe : "Quand un infirmier et un malade prennent un repas ensemble, cela peut être simplement parce qu'ils ont faim et que la réalité biologique veut qu'ils se nourrissent. Dans ce cas-là, cette activité de simple subsistance n'a aucun caractère thérapeutique. Elle n'en prend un que dans la mesure où tout ce qui se passe entre les deux protagonistes au moment du repas renvoie à toute une histoire passée qui n'a rien à voir avec ce repas, symbolise la relation avec des parents qui ne sont pas là ou plus là et, plus primitivement, représente un échange de substance corporelle. Tout ce substrat mental (qui peut, selon les cas, être explicite ou rester implicite) n'existe d'abord que comme rêverie chez le soignant, une rêverie à laquelle il peut se laisser aller avec un certain plaisir, celui de trouver et de donner du sens à ce qui primitivement n'en avait pas, celui de relier les événements entre eux et de construire, créer à partir d'eux une histoire cohérente"(2).

Le récit du "plateau doré" nous ouvre plusieurs pistes de réflexions sur le champ de la pratique pédagogique, telles que :

- la formation à la démarche de soin à partir de l'analyse de situations concrètes, e l'appropriation par les étudiants de modèles théoriques qui donnent sens à ces situations dans la perspective d'une modification des pratiques de soins,

- la formation à la relation d'aide appliquée à la souffrance psychique.

 La formation à la relation en psychiatrie

Je vous propose donc une ébauche de la problématique relative à la formation à la relation soignant/soigné, tant elle paraît centrale dans la pratique des soins en psychiatrie. En effet, lorsque nous sommes questionnés sur la spécificité de notre activité soignante, nous répondons presque unanimement : "on fait du relationnel ".

Le caractère général de cette réponse rend compte de notre difficulté à nommer précisément ce que signifie la dimension relationnelle et provoque l'insatisfaction de nos interlocuteurs qui ont du mal à cerner la nature de notre pratique car les soins relationnels sont communs à tous les lieux d'exercice : médecine, chirurgie, santé publique...

Nous pouvons donc admettre que la pratique de la relation d'aide est également présente en soins généraux. Par contre, ce qui signe la singularité des pratiques en psychiatrie, c'est que les soins relationnels, prodigués au quotidien dans le champ de la santé mentale, ne sont pas de même nature que ceux réalisés en soins généraux . Le patient hospitalisé en milieu spécialisé n'a pas le même rapport au monde (à soi, à l'autre, à son corps) que le patient hospitalisé pour une intervention chirurgicale.

Cette différence de nature nous amène à distinguer la relation d'aide de la relation thérapeutique.

Relation d'aide et relation thérapeutique

La relation d'aide se réfère principalement à une conception rogérienne qui stipule que la personne soignée a "un pouvoir suffisant pour traiter d'une façon constructive tous les aspects de sa vie qui peuvent intervenir au champ de sa conscience, il a alors la possibilité d'évaluer son expérience et de la modifier"(3).

De cette conception, va se dégager toute une gamme de techniques relationnelles qui repose sur les notions de congruence, d'empathie... Je fais référence ici aux habiletés de communication qui mettent en jeu l'expression des sentiments, la reformulation, l'écoute active...

Ces modalités relationnelles définissent les contours de la relation d'aide et suffisent généralement à répondre aux problèmes psychologiques liés à l'apparition d'une maladie somatique ou à une modification de l'environnement de la personne soignée. Ces techniques de communication sont bien évidemment utiles auprès de patients souffrant de troubles psychiques mais leur application reste parfois trop limitée car une difficulté psychologique n'est pas un trouble psychopathologique.

Revenons à Pascal : j'ai pratiqué avec lui la reformulation en reprenant, par exemple, ses propos sur la pluie et le beau temps ; je me suis également appuyé sur la technique de l'expression de soi pour tenter d'accompagner ses éprouvés. Ce fut le cas le jour où il m'a confié son sentiment d'oppression aux moments des repas. Mais, il faut se rendre à l'évidence, dans chacune de ces situations, j'ai été obligé de me satisfaire de constats : Pascal pensait faire la pluie et le beau temps ou bien Pascal était oppressé aux moments des repas.

Je ne pouvais pas aller plus loin et ce n'était pas en usant de toute la batterie des techniques de communication que je serais parvenu, un temps soit peu, à alléger sa souffrance. Tout simplement parce que Pascal était "hors-sujet" ou, pour être plus précis, il n'était pas là. Sa manière d'appréhender le monde dans un "Ici et Maintenant" était parasitée par des phénomènes inconscients rendant l'accès au monde symbolique impossible.

Or, si l'on se réfère à la conception rogérienne précitée, la relation d'aide s'appuie sur les capacités du sujet à pouvoir intervenir de façon constructive et consciente sur sa propre expérience en vue de la modifier. Comment faire alors lorsque ces capacités font défaut ou sont altérées ?

Le rapport au symptôme

Il s'agit en première intention de déterminer le rapport au symptôme, c'est-à-dire le sens qu'il revêt pour la personne soignée, comme le souligne J.L. Gérard dans un article intitulé "De la relation d'aide à la relation thérapeutique " : "La question posée est de savoir interroger le sens que prend tel ou tel symptôme du point de vue de la conscience du malade, dans son "être là". Du coup, une question en amenant une autre, de quelle conscience s'agit-il ? À l'évidence, une personne atteinte dans son intégrité physique, lors de toute décompensation psychique, aura une conscience douloureuse de ses troubles, ce qui nécessitera la mise en œuvre d'une relation d'aide et de soutien psychologique.

Mais lorsqu'il s'agit d'une personne souffrant de troubles psychiques, c'est précisément l'affectation de son "être là", à lui et aux autres, qui se trouve au cœur de la thérapie.

Cet "être là" est souvent transformé en "n'être plus là" (par exemple dans le délire). La maladie mentale vient souvent obscurcir, voire annihiler le patient dans ses modes de présence d'être au monde"(4).

Ces considérations nous permettent de mieux mesurer l'impact de l'histoire du "plateau doré". Elle fut, en effet, pour Pascal l'occasion de retrouver sa place dans le monde des "vivants", car c'est à partir de cet instant qu'il a pu instaurer des échanges symboliques dans un espace où l'imaginaire et le réel se conjuguaient dans un plaisir partagé d'une remise en route d'une activité de pensée.

Il n'y a donc pas de relation thérapeutique sans dimension symbolique s'actualisant parfois dans des conduites transférentielles...

Un temps théorique, un temps d'appropriation, un temps de maturation

Les processus psychologiques contenus et générés dans ce type de relation sont bien évidemment abordés en formation initiale dans le cadre du module "sciences humaines". Mais, je constate, au fil de mon expérience pédagogique, que les étudiants les appréhendent davantage sur le registre cognitif sans qu'ils puissent toujours les éprouver dans leur dimension affective, car cette démarche requiert, outre une référence théorique, un temps d'appropriation et de maturation. Or, la formation initiale laisse peu de perspectives permettant au futur professionnel, désireux d'exercer en psychiatrie, de s'inscrire dans une relation à visée psychothérapique. En revanche, les études infirmières actuelles initient les étudiants à un travail sur eux-mêmes dans le cadre de la formation à la relation d'aide. Les formateurs doivent saisir cette ouverture, permise dans le programme, pour orienter le projet pédagogique vers une mise en lien des différentes disciplines dans le but de dépasser la technicisation des relations et de s'orienter vers une formation aux entretiens cliniques qui donne sens aux interactions soignants/soignés. Les soins auprès des patients souffrant de troubles psychiques nécessitent, en effet, un travail en profondeur du sujet sur lui-même difficilement réalisable en formation initiale.

Il doit donc se poursuivre dans un ailleurs et qu'importent, pour le moment, les modalités formatives à envisager, pourvu que les professionnels de demain puissent être en mesure de comprendre, d'aimer les patients qui sont entravés dans leurs pensées car comme le souligne Hochmann : "Soigner n'est ni réprimer la folie ni l'exalter de manière apitoyée. Soigner c'est consoler, soulager celui qui souffre; c'est poser un baume sur ses plaies à vif et le préparer à se laisser guérir"(5).

Il me semble que c'est ainsi que doit être conçue la relation thérapeutique. C'est du moins de cette manière que j'ai tenté d'apprivoiser la souffrance de Pascal en me raccrochant à mon savoir, en me référant à l'équipe et en laissant parler ce que je suis

Notes
(1) J'ai emprunté cette façon d'introduire Jaques Hochmann lorsqu’il débute l'histoire d’Alain : " Pour soigner I'enfant psychotique ".
(2) J.Hochmann, " Réflexions sur la théorie psychanalytique du soin psychiatrique aux psychotiques ", 21°Journées d’information psychiatrique
(3) Carl Rogers, " la relation d’aide et la psychothérapie " Tome 1, ESF, 1970
(4) J.L Gérard, " De relation d’aide à la relation thérapeutique ", Soins psychiatrie, n°163, mai 1994
(5) J.Hochmann,, La consolation, Odile Jacob, Mayenne, 1994


Texte paru dans "SOINS PSYCHIATRIE" N° 187 - 1996

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